Il est des semaines propices aux voix d’outre-tombe. Rien de surprenant à voir Henry A. Kissinger prendre la parole dans les colonnes du Monde à la veille d’Halloween puis de la Toussaint. Figure éminente de la diplomatie américaine, Kissinger fut conseiller à la Sécurité nationale de 1969 à 1975 et secrétaire d’État de 1973 à 1977. Selon sa sensibilité politique, on préférera retenir de lui le Prix Nobel de la Paix 1973, artisan de la Détente et du rétablissement des relations sino-américaines, ou le fossoyeur du Cambodge, artisan du Plan Condor, et soutien efficace de Suharto ou Pinochet.

En attendant que la justice parvienne à instruire le procès de Kissinger   , la voix du ténor des relations internationales continue donc de se faire entendre par-delà des frontières qu’il lui est peut-être risqué de franchir.

Kissinger conserve ses entrées à la Maison Blanche où le président Bush recueille ses conseils avisés – pour avoir mené au Vietnam une guerre déshonorante sur un mandat de paix honorable, il fait autorité. L’expert en histoire diplomatique y dirige également les lectures présidentielles vers des ouvrages éclairants tels que A Savage War and Peace : Algeria 1954-1962, de l’historien britannique Sir Alistair Horne. Habile manipulateur d’opinion, Kissinger module son soutien au gré des événements afin que jamais leur tournure ne le prenne en défaut : il peut ainsi soutenir de façon inconditionnelle "l’impulsion générale et la direction politique prises par l’administration en Irak " (selon Tony Snow, porte-parole de la Maison Blanche en 2006) tout en exprimant un scepticisme nuancé lorsqu’il est établi que la promenade militaire tourne au bourbier en Irak : "Si vous voulez dire par victoire militaire claire, un gouvernement irakien dont l’autorité s’étende à l’ensemble du pays, qui en finisse avec la guerre civile et les violences interconfessionnelles, je ne pense pas que cela soit possible" (entretien à la BBC, 19 novembre 2006). Pour l’administration Bush, Kissinger doit cependant demeurer une botte secrète : acteur influent, conseiller précieux, caution conservatrice, Kissinger risquerait par son soutien explicite de précipiter l’amalgame entre Irak et Vietnam dans l’opinion publique américaine. Ce qu’à Washington on pense encore pouvoir éviter.

Comment, dès lors, analyser cet article publié dans Le Monde et consacré à la conférence internationale à venir à Annapolis, dans le Maryland, à la fin du mois de novembre, pour tenter de relancer le processus de paix israélo-palestinien ?

Kissinger s’exprime au nom d’une double compétence manifeste, celle du vieux routier des conférences et sommets internationaux, et celle du bon connaisseur de la question du Proche-Orient. À peine était-il en effet nommé secrétaire d’État que la guerre du Kippour éclatait en octobre 1973. Il a fait le récit de sa gestion de la crise dans Crisis, le tome de ses mémoires paru en 2003. On y retrouve les réticences de Kissinger à une intervention américaine de grande ampleur et son souci de modérer les exigences israéliennes afin de parvenir à une paix équilibrée, selon les leçons retenues de Metternich. Avec pour résultat un traité de paix et la reconnaissance d’Israël par l’Égypte. On peut d’ailleurs avancer l’hypothèse d’une politique étrangère de Kissinger partiellement polarisée autour de la question du Moyen-Orient, s’il faut en croire la réponse apportée au général de Gaulle qui demandait à Kissinger pourquoi les États-Unis ne partaient pas du Vietnam : "Parce qu’un retrait soudain pourrait nous créer un problème de crédibilité… au Moyen-Orient"   .


Proche-Orient : une réponse iranienne ?

Au fil de l’article, Kissinger fait donc montre de sa maîtrise du dossier et éclaire la continuité entre les accords de Camp David II (juillet 2000), le plan de Taba (janvier 2001) et la conférence d’Annapolis à venir. Il pose de façon convaincante les éléments de contexte déterminants et les principaux points d’achoppement des discussions : questions de l’État palestinien, du retour des réfugiés, des frontières d’Israël. Mais l’objectivité de ce tableau de départ ne doit pas masquer le biais idéologique de la suite de l’article.

Tout d’abord, la crise israélo-palestinienne est abordée du seul point de vue de l’intérêt de l’État israélien, avec, comble de l’ironie, la quasi-dénonciation d’une sorte de colonne intérieure restreinte mais influente et qui irait distendre les liens entre Washington et Tel Aviv. La référence n’est pas explicite, mais on ne peut s’empêcher de songer à John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, les auteurs en 2006 d’une étude sur le poids du lobby pro-israélien dans la politique étrangère américaine (nous en reparlerons sous peu sur nonfiction.fr). Et si l’on peut sans peine imaginer l’existence d’une propagande anti-israélienne menée au sein des pays arabes, il faut néanmoins rappeler que la dénonciation des violations du droit international dont s’est rendu coupable Israël est aussi venue de la Cour internationale de justice dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé.

Ensuite, refrain en vogue à Washington, l’Iran est présenté comme la source principale de menace de la région, avec ce raisonnement quelque peu paradoxal que le nucléaire iranien pourrait rapprocher les intérêts américains, arabes, israéliens et européens, mais que les États arabes de la région pourraient se rallier aux virulentes diatribes anti-israéliennes du président iranien Mahmoud Ahmadinejad. Pour un peu, on se surprendrait à fredonner avec John McCain, candidat républicain à la présidentielle, sur l’air de Barbara Ann des Beach Boys : "Bomb, bomb, bomb, bomb, bomb Iran" (la vidéo est ). Certes, il ne saurait être question de nier l’action déstabilisatrice des milices du Hezbollah financées par Téhéran, mais il n’est pas inutile de rappeler que le président Ahmadinejad n’est pas le "dirigeant suprême iranien" et que, depuis 2005, chaque élection voit monter en puissance le camp des modérés réformateurs des anciens présidents Rafsandjani et Khatami.

Enfin, on peut déplorer que Kissinger ne pousse pas son raisonnement jusqu’au bout lorsqu’il écrit que "la puissance des forces de modération dépend de la stature de l’Amérique dans la région". Compte tenu de l’image déplorable des États-Unis dans la région que rappellent régulièrement les enquêtes du Pew Research Center, on peut avancer l’hypothèse que ces négociations seraient facilitées par une position américaine en retrait, au profit soit d’un acteur mieux considéré tel que l’Union européenne, soit d’une plateforme résolument multilatérale telle que le Quartet.

La question israélo-palestinienne peut-elle avoir une réponse iranienne ? L’occupation américaine en Irak peut-elle profiter de cette reprise des négociations ? Réponse dans quelques semaines à Annapolis.