Un livre parmi les meilleurs dans la catégorie "portrait de danseuse", qui n'offre cependant qu'une image lissée et conventionnelle. Pour un lectorat ciblé.
Il existe des biographies de grands musiciens classiques, de peintres, des portraits de comédien-ne-s ou d'écrivain-e-s qui se révèlent passionnants, même aux yeux d'un lectorat ignorant ou peu séduit par les esthétiques et les techniques qu'ils évoquent. D'où vient que les ouvrages consacrés aux artistes de la danse académique se révèlent si peu aptes à susciter curiosité et intérêt, au-delà de la sphère réduite des amateurs de ballets ? C'est que, dans la majorité des cas, ils semblent tellement fascinés par leur sujet et par ses images, qu'ils omettent de le mettre en perspective, de l'éclairer, de le questionner, bref, de lui donner vie. C'est encore le cas de ce livre, un des plus intéressants pourtant parmi les publications du genre.
Résumons pour celles et ceux qui ne la connaissent pas. Le parcours de Violette Verdy, danseuse et pédagogue française, apparaît exceptionnel. Sans être passée par l'Opéra de Paris, elle fit sensation d'abord en France où elle travailla, entre autres, avec Roland Petit. Mais c'est aux États-Unis qu'elle fit l'essentiel de sa brillante carrière, d'abord à l'American Ballet Theatre, et surtout comme l'une des plus célèbres danseuses du New York City Ballet dirigé par George Balanchine (1958-1976). Celui-ci créa de nombreux rôles pour elle, Jerome Robbins également. Par la suite, elle devint directrice de la danse à l'Opéra de Paris (1977-1980), puis du Boston Ballet (1980-1983), avant de se consacrer à la pédagogie et à la transmission du répertoire à l'American Ballet et pour de nombreuses compagnies. Au vu de cette carrière, de sa notoriété internationale, de ses nombreuses activités, de sa position particulière entre deux cultures, française et américaine, le portrait de Violette Verdy promettait de nous faire découvrir, au travers d'une personnalité singulière, plus d'un aspect de la danse et de son histoire.
L'ouvrage qui lui est consacré (192 pages) se présente de façon originale, en faisant appel à deux voix, qui sont aussi deux perspectives différentes : l'historienne de la danse Florence Poudru retrace minutieusement le parcours de Violette Verdy, présentant et analysant certains passages de ses rôles marquants ; le cinéaste Dominique Delouche introduit lui le propos et livre six extraits des dialogues du film qu'il a consacré à l'interprète devenue pédagogue, Violette et Mr B., dans lequel il a filmé la transmission de quelques-uns des ses plus grands rôles aux danseuses de l'Opéra de Paris et à leurs partenaires.
Une biographie détaillée où la matière dansée demeure présente
Il est peu probable qu'un seul ballet interprété par Violette Verdy ait échappé à sa biographe Florence Poudru, dont le travail de recherche est ici à saluer. À saluer également l'analyse précise qu'elle fait de certains passages des ballets décrits, soulignant la subtilité de tel ou tel élément chorégraphique. Rares sont les ouvrages français sur la danse qui abordent, paradoxalement, la matière de la danse, comme ici. La description de certains pas de Jewels, provoque une irrésistible envie de visionner la vidéo de ce ballet pour mieux suivre le propos.
La seconde partie de l'ouvrage restitue quelques dialogues, extraits du film de Dominique Delouche, Violette et Mr B. On peut y découvrir le langage imagé de Violette Verdy, son usage de métaphores à la fois poétiques et très concrètes pour transmettre une qualité de mouvement : "Je serrais les pas de bourrée en tournant pour que le geste qui suit ait l'air d'une écharpe qui prend son temps pour retomber" , ou : "Transporte ta motte de terre avec ton pied qui saute, loin, comme Noureev quand il sautait. Ça aide à se déplacer loin, ça te fait voyager." Malgré le caractère artificiel du contexte, un tournage où chaque paramètre est soigneusement calibré (jusqu'à sa robe), cette partie introduit des éléments de vie dans le portrait.
Reste qu'il manque quelque chose à ces dialogues posés là sur le papier, une dimension dont le film, en nous donnant à voir la présence de Violette Verdy et tout l'aspect corporel de la transmission, occultait l'absence. Quelque chose qui fait également défaut à sa biographie.
Beaucoup de clichés et un point de vue conventionnel
Il manque de ne pas reproduire encore et toujours les mêmes façons de parler et de décrire une danseuse ; il manque des questionnements qui nourrissent son portrait ; il manque un point de vue qui ne reproduise pas l'image stéréotypée d'une danseuse considérée comme la "muse" de ses maîtres ; il manque surtout Violette Verdy et sa personnalité singulière. La quatrième de couverture promettait de nous offrir un "portrait vivant, animé par les souvenirs de la pédagogue". Ce n'est qu'une image, parfaitement conforme à l'image d'une danseuse classique et aux attentes qu'elle suscite qui nous est donnée.
De longues pages sont consacrées à Balanchine, d'autres à Robbins. Leurs personnalités apparaissent, paradoxalement, plus vivantes que celle de Violette Verdy, qui leur sert ici de miroir. Ce caractère, qui nous est présenté à plusieurs reprises comme fort, et que l'on devine tel à la lecture de son parcours, peine en effet à se dessiner derrière les références constantes à ses "gourous" ou à ses "maîtres". "Il y a toujours eu des gourous dans la vie de Violette – écrit Dominique Delouche dans son introduction – avant qu'elle ne s'affirme elle-même comme maître à penser pour les danseurs" ; avant donc qu'elle ne cesse de danser, comme si "la" danseuse, de façon générale, ne pouvait être considérée que comme idole ou muse. Violette Verdy a fait des études relativement poussées, parle plusieurs langues : "Elle étudiera aussi le russe aux Langues orientales pendant quelques mois" nous dit-on, "poussée par ses maîtres" . Pourquoi cette précision ? Qu'elle-même en ait eu le désir et l'initiative serait-il si invraisemblable ?
Les références aux maîtres, Balanchine surtout, mais aussi Robbins, sont si présentes que le livre aurait pu s'intituler, pour paraphraser le titre du film de Dominique Delouche : Violette, Mr B. et Mr R. Comme si le portrait Violette, désignée par son seul prénom, ne pouvait se faire qu'avec le support et à l'ombre de Mr B., si connu, que seule son initiale suffit à le désigner. Le couple Verdy-Balanchine apparaît paradigmatique du couple femme/muse dévouée, homme/créateur de génie. Le schéma est fermement enraciné dans nos représentations et notre imaginaire collectif. La partie biographique conclut même sur ces mots : "Avec intelligence et clarté, Violette Verdy insuffle son énergie au service de l'œuvre de George Balanchine, l'un des génies de la danse du XXe siècle, qui se considérait seulement comme un artisan."
Certes, on objectera avec raison que Violette Verdy est elle-même partie prenante de cette vision des choses, se référant constamment au maître, parlant bien plus de lui que d'elle-même, fière d'avoir été en quelque sorte la Galatée de ce Pygmalion (on sait à quel point le mythe est vivant dans la danse) : "Nous n'étions à Robbins par procuration que parce que nous étions tout entières à Balanchine." Mais le rôle de biographes qui souhaitent établir un "portrait vivant", qui souhaitent comprendre et non pas seulement décrire, n'est-il pas de contourner cette image, habitude de pensée, qui pourrait bien être stéréotype ? Violette Verdy fut certes l'interprète "muse" de Balanchine et celui-ci joua un rôle essentiel dans sa carrière et son évolution ; il est juste et important d'en parler. Mais Violette Verdy n'est pas que cela. Une danseuse de son niveau n'est pas qu'une femme qui danse les œuvres d'un maître ; elle pense aussi, elle a une vision et des opinions sur son art, une vision et une expérience du monde, en dehors de cette relation idyllique, de ce conte de fée, Violette et Mr B. Ce sont d'autres aspects de Violette Verdy en tant qu'artiste que nous aurions aimés découvrir.
Au final, Violette Verdy est un ouvrage qui se distingue de beaucoup de publications sur la danse qui ne valent que pour leurs illustrations ; mais cet ouvrage peine à donner vie à son sujet, faute de réelles interrogations, pose des faits et des évènements sans jamais soulever de question et reproduit involontairement les stéréotypes dont la danse, surtout académique, est victime