Éric Dumaître explique avec finesse le succès de Barthes, Foucault ou Lacan par la crise de la culture scolaire. Le structuralisme, substitut de l'humanisme?

Barthes, Foucault, Lacan n’ont pas précisément le profil d’écrivains grand public. Pourtant, le succès de leurs publications dépasse le petit cercle des universitaires et des spécialistes pour s’adresser à un public relativement large. Que l’on juge plutôt : 29 650 exemplaires des Mythologies de Barthes vendus entre l’année de leur sortie, en 1957 et 1970, 350 000 exemplaires pour les années 70 et 80 alors qu’ils sont passés en collection de poche. 20 000 exemplaires des Mots et les choses, de Foucault vendus dès 66, année de la sortie du livre et 5000 pour les Écrits de Lacan la même année. Les ouvrages de sciences humaines, réservés d’habitude à un public restreint, dépassent pourtant rarement les 800 exemplaires vendus.

Comment expliquer le succès populaire du mouvement structuraliste, pourtant réputé pour le caractère sérieux et abstrait de ses productions ? C’est le point de départ, original et stimulant, de la réflexion d’Éric Dumaître. Les manifestations de ce succès sont très brièvement évoquées (réussites éditoriales, large écho des idées structuralistes dans la presse grand public, puis à la télévision dès 71), brièveté que le lecteur peut regretter : comme l’auteur le rappelle en effet, si l’accueil enthousiaste du structuralisme par l’université a déjà fait l’objet de différents travaux de recherche   , le caractère populaire de ce succès a été négligé par les chercheurs. Quelques chiffres supplémentaires, quelques exemples auraient été les bienvenus pour appuyer une donnée qui n’est certes pas l’objet de l’ouvrage mais constitue malgré tout le présupposé de l’argumentation. L’auteur lance immédiatement la thèse qui guide le fil de sa réflexion : le succès de la philosophie structuraliste coïncide avec une période où la culture scolaire est en crise, la place des lettres dans l’enseignement contestée, le modèle humaniste affaibli. Le structuralisme représente alors pour les enseignants un “substitut moderne à l’humanisme”, dont les “ressources argumentatives” vont permettre de restaurer l’identité en crise de la discipline littéraire et de légitimer sa place centrale dans l’enseignement.

Cette thèse soulève deux questions, qui impliquent de combiner différentes approches, historique, sociologique, psychologique ou plus exactement cognitiviste, comme le revendique l’auteur lui-même dès l’introduction. Premier pôle de réflexion, l’école : comment expliquer “la crise de légitimité” de la philosophie humaniste, qui permettait jusqu’ici de justifier la prépondérance de l’enseignement littéraire ? Pourquoi les enseignants de lettres ont-ils eu besoin de se tourner vers une idéologie de substitution ? L’auteur appuie ici son enquête sur plusieurs revues d’enseignants du lycée de différentes disciplines.

Second pôle, le discours structuraliste lui-même : pourquoi ce discours plutôt qu’un autre s’est-il imposé pour se substituer à l’humanisme en faillite ? Quels sont ses “avantages concurrentiels”, ses “atouts promotionnels” par rapport à d’autres modèles ? C’est en croisant ces deux approches que l’auteur donne des éléments de réponse à ces questions.



La première partie de l’ouvrage est consacrée à un travail de définition du structuralisme littéraire, selon une démarche rigoureuse et dynamique : l’auteur prend pour point de départ la “vulgate” c’est à dire la manière dont le structuralisme est accueilli et identifié par rapport à des cadres anciens, confondu avec des genres qui lui préexistaient et avec lesquels il entretient en effet des liens de parenté (théorie de la communication, psychanalyse, stylistique).

L’auteur risque malheureusement de perdre quelques lecteurs en route, tant le vocabulaire de ce premier chapitre est technique et pointu. Il y a là bien sûr des difficultés inhérentes au vocabulaire structuraliste, dont nul n’ignore la complexité, mais avec des formules comme “causes psychologiquement agissantes”, ou “interaction communicationnelle”, l’auteur n’aide pas beaucoup à clarifier les choses. À l’issue du chapitre, il aboutit cependant à une conclusion intéressante : le structuralisme littéraire est un montage, un patchwork composé de “pièces de logique et de finalité différentes”, ce qui lui permet d’être rattaché à des domaines d’étude variés, et de multiplier les manières d’être interprété et accueilli. Voilà qui simplifie considérablement sa réception, élargie à différents publics : premier “avantage promotionnel”.

Dans les deux chapitres suivants, Eric Dumaître brosse un tableau de l’école dans les années 60, des évolutions accélérées qu’elle subit, des menaces qui pèsent sur l’enseignement des lettres, liées à ces évolutions elles-mêmes (démocratisation de l’école, remise en cause de la dualité entre primaire et secondaire, hétérogénéité croissante du corps enseignant) et à l’affaiblissement du discours humaniste, concurrencé par de nouveau modèles éducatifs. Sur ce point, Eric Dumaître apporte plusieurs éléments de réflexion originaux à une situation déjà bien connue. L’auteur montre que l’humanisme a pu représenter une idéologie adaptée aux conditions d’enseignement au lycée, l’indétermination relative des objectifs pédagogiques de l’idéal humaniste (l’accomplissement des potentialités naturelles de chaque individu par la fréquentation des classiques) représentant un atout tant que la question de la finalité de la culture générale n’est pas posée. La notion de culture générale, au cœur du modèle humaniste, est soigneusement examinée, l’auteur insistant sur l’impossibilité de la définir autrement que par la négative, (sur le mode : la culture générale n’est pas un enseignement technique/ professionnel/ le bagage minimal de connaissances dispensé par le primaire) ce qui ne pose pas problème tant que la dualité entre primaire et secondaire est préservée.

La fin de cette dualité, qui aboutit au collège unique en 75 met en lumière l’impossibilité de définir positivement la notion de culture générale, qui doit répondre à des objectifs contradictoires. La pierre angulaire de l’idéal humaniste est atteinte. L’évolution des conditions d’enseignement, l’hétérogénéité croissante des élèves et du corps enseignant, la promotion de nouveaux modèles éducatifs comme le modèle technocratique mettent un terme à l’ancien consensus sur les valeurs de l’humanisme scolaire. Parfois obscure à force d’être théorique, l’argumentation prend tout son sens quand elle s’appuie sur des exemples précis, qui cristallisent ces évolutions. Il en est ainsi de l’intéressant développement sur le “chahut” ou sur l’apparition des pratiques de “bachotage” qui traduisent la suspicion jetée sur la culture littéraire : le bachotage est aux antipodes du rapport intuitif et personnel aux œuvres que défend la conception humaniste.



L’idéal humaniste dispose de bien peu d’arguments pour faire face à la remise en cause de sa discipline reine : les lettres. Celles-ci sont en effet si mal en point qu’apparaît dans les instructions de 81, pour la première fois dans un texte officiel, un discours justifiant l’enseignement de la littérature au lycée   . C’est dans ce contexte que la philosophie structuraliste s’est imposée comme une ressource précieuse pour refonder l’identité de la discipline littéraire et légitimer sa place dans l’enseignement.

Les arguments qu’avance l’auteur sont souvent convaincants et solides. Pour Eric Dumaître, le structuralisme bénéficie non seulement de “ressources argumentatives" propres  (par exemple la linguistique comme nouveau socle identitaire, terrain d’entente pour les diverses catégories d’enseignants de lettres) mais parvient aussi à capter au bénéfice des lettres les arguments d’abord mis au service d’autres modèles éducatifs. Il se présente par exemple comme un concurrent efficace du modèle médiatique, qui prétend substituer à l’étude des classiques l’examen critique des productions de masse. Forte du succès des Mythologies de Barthes, la sémiologie structurale peut en effet se donner comme l’outil privilégié de l’étude des productions de la culture de masse tout comme des grandes œuvres littéraires.

L’ouvrage d’Eric Dumaître propose une triple réflexion sur la nature du structuralisme littéraire, la nature de la crise de la culture scolaire des années 60, et la convergence des deux phénomènes. Le succès du structuralisme tiendrait à son adaptabilité à un contexte historique qui lui est favorable, malgré des résistances que l’auteur souligne dans sa conclusion   . C’est une thèse fine, pointue, développée par un vocabulaire souvent assez technique, qui en fait un ouvrage plutôt réservé aux spécialistes. L’absence de bibliographie y est d’autant plus étonnante. Quelques lignes sur l’héritage du structuralisme dans les programmes scolaires actuels aurait peut-être eu aussi leur intérêt en conclusion : comme l’humanisme dans les années 60, le structuralisme se cherche t-il actuellement une idéologie de substitution ? Quel type de discours pourrait offrir aux enseignants de lettres, dont la discipline est rudement attaquée, des “ressources argumentatives” semblables à celles que proposait le structuralisme dans les années 60 ?