Jon Elster enfonce avec brio les derniers clous qui manquaient au cercueil de l' "homo economicus". Mais qui attaque-t-il vraiment ?

Rarement période aura été plus propice à la critique de l'économie : cet hiver, les clients des librairies ruinés par la crise peuvent se payer un petit plaisir gratuit en regardant se multiplier sur les étals les livres d'anti-économie, et s'envoler les ventes de pamphlets incendiaires comme ceux de Nassim Taleb. Pour autant, on ne peut pas reprocher à Jon Elster - qui s'éloigne à pas comptés de la théorie du choix rationnel depuis trente ans - de surfer sur une mode.

La parution du Traité critique de l'homme économique, recueil de cours donnés au collège de France, s'étalera sur deux tomes, dont Le Désintéressement est le premier. Chaque tome attaque un dogme de l'économie contemporaine. Le tome II sera consacré à la rationalité des choix. Le tome I attaque l'hypothèse selon laquelle les humains agisssent en fonction de leur seul intérêt, hypothèse qui, selon l'auteur, est au fondement des théories économiques actuelles, même s'il reconnaît que peu de gens la défendent explicitement.

En réalité, on se rend bien vite compte que la critique d'Elster vise bien moins les économistes d'aujourd'hui que la longue tradition philosophique des théories du soupçon, dont le mot d'ordre consiste à faire, selon l'expression de Hume, l' "économie de la vertu". Cela veut dire que, sans nécessairement nier l'existence de motivations désintéressées, on ne les admet qu'en dernier recours, lorsqu'on a pu écarter toutes les explications intéressées. Les vrais adversaires d'Elster ne se nomment pas Kenneth Arrow ou Gary Becker, mais Nietzsche, Marx, La Rochefoucauld. L'économiste convaincu de l'égoïsme fondamental de nos comportements n'apparaît qu'occasionellement. Quand il le fait, c'est toujours sous les traits d'un épouvantail ridicule.

Ainsi, les chapitres 6 et 7, respectivement consacrés aux transferts de biens d'une génération à une autre, et aux attentats-suicides, sont l'ocasion pour l'auteur d'accabler, avec un acharnement joyeux, des économistes obscurs et caricaturaux qui se livrent à toutes les contorsions théoriques imaginables pour faire rentrer les comportements humains dans le cadre du dogme de l'égoïsme. L'un, par exemple, affirme que les migrants envoient de l'argent à leurs parents restés au pays afin de les décourager d'émigrer eux aussi, ce qui, en amenant dans le pays d'immigration une main d'oeuvre peu onéreuse, pourrait faire baisser son salaire. Un autre prétend modéliser le comportement des kamikazes en pondérant l'espérance de gain liée aux conforts du paradis par la conformité de cette croyance au paradis avec celle des autres membres du groupe. "Le raisonnement est merveilleusement ingénieux, absurde et faux" note Elster   , qui remarque ailleurs, au sujet de la modélisation économique des comportements altruistes : "À mon avis, ces efforts sont vains et témoignent d'un hubris intellectuel incontestable."

Dans ces pages amusantes, l'auteur s'offre un plaisir facile (et peut-être, pour le coup, un peu égoïste). Mais c'est peu dire qu'il tire sur des ambulances. La critique de ces modèles a déjà été faite, et bien faite (par exemple, dans le cas des attentats suicides, par Diego Gambetta ou Scott Atran). Ces descentes en flamme ne sont là que pour amuser la galerie et ne constituent pas le cœur du livre ; car en dépit de sa défiance annoncée envers le dogme de l'égoïsme, il y est finalement assez peu question du désintéressement proprement dit. Il est beaucoup question, en revanche, des différentes façons qu'ont les motifs intéressés de mimer le désintéressement.


Les masques de l'intérêt

Les lecteurs fidèles seront heureux de trouver dans le livre une analyse bien elsterienne, construite avec les moralistes du Grand Siècle et parfois contre eux, des motifs pseudo-altruistes comme le désir de l'approbation. Necker est le caractère qui illustre cette motivation, lui qui refusa ses honoraires de ministre afin que l'on sache qu'il n'avait travaillé que pour servir le pays. Dans les mots de La Rochefoucauld   , Necker préfère à un "intérêt de bien" un "intérêt d'honneur ou de gloire".

Dans la même veine, l'auteur fournit une analyse de l'effet "warm glow", rebaptisé dans le livre "effet Valmont", en référence à un épisode des Liaisons Dangereuses où le libertin, se sachant espionné par Madame de Tourvel, fait l'aumône à un mendiant afin que la Présidente le sache. L'action purement intéressée et machiavélique de Valmont lui fait néanmoins monter les larmes aux yeux, et il ne peut s'empêcher d'avoir chaud au coeur.

L' "effet Valmont" ne constitue un comportement intéressé qu'en un sens assez étrange de ce terme : après tout, agir en vue du plaisir que nous procure le bien-être d'autrui, qu'est-ce d'autre qu'être motivé par des sentiments altruistes ? Si le warm glow est une motivation intéressée, il faut ranger également sous cette rubrique les frasques philanthropiques du Grand-Duc de Gérolstein, le héros des Mystères de Paris qui s'exclamait, entre deux bonnes actions : "Que c'est amusant de faire le bien !" L'auteur, s'il avait voulu pu peindre le warm glow sous un jour moins cynique, aurait pu le nommer "effet Amélie Poulain".

Le warm glow se distingue cependant d'un désintéressement pur, en ce qu'il ne prend en compte qu'indirectement les intérêts qui ne sont pas les miens : le bonheur d'autrui m'intéresse dans la mesure où il me fait chaud au cœur, et pas dans la mesure où il constitue pour lui un bénéfice. Selon Daniel Kahneman, le warm glow explique le fait que, parfois, les gens ne calibrent pas leur contribution aux biens publics avec l'utilité qu'apporte leur contribution (donner 10 euros pour nourrir 10 enfants africains, 20 euros pour en aider 20). Au contraire, ils contribuent bien moins dès que cette utilité a atteint un certain seuil : on donne 10 euros pour nourrir 10 enfants africains, mais on n'en donne plus que 11 pour en nourrir 20. La sensation de chaleur humaine que nous ressentons à l'idée de nourrir des enfants africains est assez semblable, que nous en aidions 10 ou que nous en aidions 20 : si c'est le warm glow qui nous motive, nous n'avons pas intérêt à payer deux ou dix fois plus pour 20 ou 100 enfants. Dans sa discussion critique de ces expériences, Elster se contente de remarquer que cet effet n'explique pas à lui seul les comportements désintéressés, ce que peu de gens semblent contester. Ici comme ailleurs dans le livre, on est loin de la démolition en règle des théories économiques de l'intérêt annoncée en préambule.

Si une motivation désintéressée doit être directement motivée par le souci du bien d'autrui,  il est difficile de savoir si la vengeance, l'envie, ou le désir de punir en sont des exemples. Sur ces sujets, Elster expose les résultats obtenus ces dernières années dans les jeux économiques expérimentaux, qui ont prouvé que les participants à des jeux rémunérés sont prêts à payer cher pour punir les joueurs qui négligent le bien public, qui trahissent leurs engagements ou se montrent juste insuffisamment généreux. Il ajoute une très belle analyse tocquevillienne sur la distinction entre l'envie "noire" et l'envie "blanche" ; cette dernière "porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau", alors que la première fait "préférer l'égalité dans la servitude à l'inégalité dans la liberté" (Tocqueville).


Donner pour donner

Le mécanisme qui mime le désintéressement au plus près est le "souci du désintéressement", dont l'analyse constitue le point le plus original du livre. Avoir le souci du désintéressement, c'est vouloir, consciemment, être désintéressé - et c'est donc avoir le bien commun à cœur. Mais ce n'est pas exactement la même chose qu'avoir un souci désintéressé sans l'avoir voulu. L'une des marques qui distinguent le souci du désintéressement d'un pur souci désintéressé est l'importance du "contre-intéressement", c'est-à-dire du fait d'agir contre ses intérêts. Le contre-intéressement n'est pas nécessaire au désintéressement : une action désintéressée peut me profiter sans que je le veuille. Par contre, pour qui a le souci du désintéressement, le contre-intéressement est crucial : c'est lui qui prouve que je n'ai pas agi par intérêt, puisqu'au contraire j'ai lésé mes intérêts.

L'auteur illustre ce phénomène avec la nuit du 4 Août 1789, où les membres de l'Assemblée nationale renoncèrent aux privilèges féodaux, dont profitaient individuellement beaucoup de représentants de la nation. L'analyse de l'abolition des privilèges   concentre le meilleur du style philosophique d'Elster : une interprétation à la fois innovante et classique, portée par une érudition sans faille, et qui a le bon goût de s'effacer derrière les idées de l'époque. La nuit du 4 août met en branle un grand nombre de mécanismes chers à Elster (peur des émeutes rurales, ressentiment, désir de vengeance, envie - noire et blanche -, émotions à la vie courte que les constituants tentent d'entretenir tout en sachant qu'ils le regretteront un jour). Au premier plan, il y a le souci du désintéressement.

Le problème de l'abolition de la dîme montre, selon Elster, que les héros de la nuit du 4 août étaient plus motivés par le désir de faire de grands et généreux sacrifices que par le souci du bien public lui-même. Comme le remarquait Sieyès, supprimer la dîme sans contrepartie, c'était faire un cadeau aux propriétaires terriens, un cadeau qui ne profiterait pas forcément aux paysans. Ce n'est pas parce qu'abolir la dîme constitue une action contre-intéressée pour les ecclésiastiques que c'est une action utile pour la nation. La réaction de l'Assemblée à la remarque de Sieyès est révélatrice : on l'accuse de parler au nom de son intérêt (quoiqu'élu par le Tiers, c'est un ecclésiastique). Qui ne va pas contre son intérêt doit en être l'esclave, telle semble être la maxime du souci du désintéressement.

Et le désintéressement proprement dit ? Le Désintéressement en parle peu, si ce n'est pour dire qu'il existe, et qu'il ne se confond pas avec l'altruisme ou la morale. De Gaulle et Proust sont cités comme exemples de personnages qui ont en partie sacrifié leur intérêt propre à un idéal supérieur qui n'était ni un code moral ni l'intérêt d'autrui. C'est à peu près tout. Des hypothèses à la mode sont évoquées en passant - celle, par exemple, d'un altruisme inné qui aurait évolué par sélection de groupe. L'influence des traditions et des habitudes culturelles, très souvent retenue par les économistes expérimentaux pour expliquer le désintéressement, est pareillement survolée. La discussion de la religion comme motivation se borne à une évocation d'une "motivation au salut de l'âme", dans le chapitre sur les attentats-suicides, qui semble réduire les religions à la seule eschatologie.

C'est peut-être sur ce terrain-là qu'il aurait fallu attaquer les économistes d'aujourd'hui, dont beaucoup n'ont aucun problème à reconnaître l'existence de motivations altruistes et à les intégrer dans leurs modèles (on pense par exemple aux travaux d'Herbert Gintis, un économiste proche des auteurs expérimentalistes qu'affectionne Elster). Mais les explications qu'ils en donnent, évolutionnistes ou culturalistes, frappent parfois par leur simplisme. La confrontation avec ces auteurs aurait constitué pour l'auteur un défi plus stimulant ; il aurait sans aucun doute été à la hauteur. Le deuxième tome, où Jon Elster attaquera la rationalité des choix - une hypothèse bien vivante, et qui a du répondant - devrait être plus sportif