Les motifs de l’opposition libérale au keynésianisme, à la planification, et à la justice sociale.
 

Les Nouveaux essais de philosophie, de science politique, d’économie et d’histoire des idées sont parus en 1978. Ils rassemblent vingt articles et conférences présentés entre 1966 et 1976 qui concernent les principaux thèmes de la réflexion d’Hayek (1899-1992) : la défense du libéralisme et de l’ordre du marché, la critique du socialisme, de la planification, du keynésianisme, de la "démocratie illimitée", et de l’intervention de l’État dans le marché. Ces articles montrent la continuité de sa pensée depuis La route de la servitude (1944), pamphlet dans lequel il critiquait toute forme de socialisme comme conduisant nécessairement au totalitarisme, jusqu’à la formulation systématique de sa pensée dans Droit, législation et liberté dont les trois tomes sont publiés au même moment que les Nouveaux essais (1973, 1976 et 1979). Droit, législation et liberté présente les problèmes centraux pour Hayek de manière plus systématique, mais les Nouveaux essais, qui font suite aux Essais de philosophie, de science politique et d’économie (1967) constituent une bonne introduction à ses réflexions, à cause de la brièveté des articles et du caractère de bilan de la plupart d’entre eux.

Le libéralisme contre le keynésianisme et la planification

La publication des Nouveaux essais a lieu au moment où les idées d’Hayek connaissent un regain d’intérêt, marqué par l’obtention du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel, le "prix nobel" d’économie, en 1974, quelques années avant l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, qui brandit un jour la Constitution de la liberté d’Hayek à la Chambre des Communes en s’exclamant : "Voici ce en quoi je crois !   "

Les articles regroupés sous le titre "l’histoire des idées" permettent de comprendre les origines intellectuelles de Hayek et ce à quoi il s’oppose. Hayek consacre un article à Carl Menger, le fondateur de l’école économique autrichienne dont l’importance est cruciale pour la micro-économie et particulièrement pour la fondation de la théorie marginaliste. Parmi les autres sources essentielles pour la pensée d’Hayek, on compte Bernard Mandeville, qu’il présente comme un précurseur de l’idée de la main invisible d’Adam Smith, et Smith lui-même qui selon Hayek a compris "l’ordre" du marché. Le marché n’est pas le produit d’une volonté, et pourtant il produit à travers le système des prix un ajustement plus efficace que celui que pourrait obtenir une intervention volontaire. Hayek consacre aussi des articles aux courants auxquels il s’est toujours opposé : Keynes et la tentation d’utiliser l’inflation pour relancer l’économie, les socialistes et la tentation de la planification. Il critique longuement l’usage de l’inflation dans "La campagne contre l’inflation keynésienne"   et en fait l’une des questions centrales de son discours de réception du prix nobel en 1974, reproduit dans les Nouveaux essais sous le titre "Le simulacre de connaissance"   . Le reproche fondamental qu’il fait au keynésianisme est de raisonner en termes de demande et d’emploi globaux. Selon Hayek, le fait d’autoriser l’inflation accroît le chômage à long terme, parce que l’inflation fausse les prix du marché et par conséquent empêche les réallocations optimales des facteurs de production, des travailleurs et du capital. Le keynésianisme repose, selon lui, sur l’idée fausse que les facteurs de production et l’emploi existent en réserves illimitées, et néglige la rareté sur laquelle s’était fondée la théorie économique de la valeur. La critique d’Hayek porte finalement sur l’ensemble de la macro-économie, face à laquelle il défend la micro-économie qui repose sur la théorie des prix.




Comme dans La route de la servitude, Hayek désigne sous le nom de socialisme toute les formes d’intervention de l’État dans le marché. Il s’oppose à toute intervention de ce type, car une telle intervention fausserait le système de prix, qui garantit l’utilisation la plus efficiente des facteurs de productions et des informations que chacun transmet. S’écarter du système des prix revient à s’écarter du système qui résulte des libres actions de chacun, et donc à restreindre les libertés. Par conséquent, Hayek n’admet aucune forme de redistribution, ni de justice sociale : "dans une société d’hommes libres, cette expression n’a pas le moindre sens.   " Hayek énonce comme une évidence que l’inégalité est la cause de la croissance   . Le rapport entre croissance et inégalité est pourtant l’une des questions les plus discutées en économie de la croissance. Hayek passe de manière illégitime de l’affirmation selon laquelle une égalisation complète des revenus conduirait à une diminution du revenu total, à l’affirmation beaucoup plus contestable selon laquelle l’inégalité serait une cause, voire la cause de la croissance. L’article qui s’intitule "L’atavisme de la justice sociale" permet de prendre la mesure du mépris de Hayek pour les théories de la justice sociale. Il ne reconnaît comme justice que la justice qui règle les conduites individuelles, c’est-à-dire la justice commutative.

La définition d’une constitution libérale

Les Nouveaux essais ne font que des allusions à la théorie du droit d’Hayek qui est développée dans Droit, législation et liberté, mais en éclairent tout de même deux aspects : son opposition au positivisme juridique et sa définition de ce que doit être une constitution libérale.

Son opposition au positivisme découle d’une opposition plus générale à ce que Hayek appelle le "constructivisme", et qui fait notamment l’objet du premier essai, "Les erreurs du constructivisme." Le constructivisme consiste dans la description des institutions comme procédant de la volonté humaine rationnelle, qui ajuste les moyens aux buts qu’elle choisit. C’est une radicalisation de l’opposition entre nature et culture, qui identifie toute forme de culture à cette forme volontaire et construite. Le constructivisme, que Hayek fait remonter à Descartes, rend impossible la compréhension d’un tiers terme, ni naturel, ni structuré en fonction d’un but. Le marché relève pourtant des phénomènes qui  "résultent de l’action humaine, mais non d’un dessein humain   " remarquablement décrits par les philosophes écossais tels que Hume, Smith et Ferguson.

Rousseau incarne pour Hayek le chantre du constructivisme en politique, parce que l’idée de la "volonté générale" pervertit le rôle de l’État en préparant la voie pour une dictature de la majorité. L’exemple de Rousseau montre cependant la partialité, et même la fausseté de la lecture d’Hayek, qui voit en lui le défenseur du pouvoir illimité d’une assemblée représentative   que l’auteur du Contrat social n’est certainement pas, comme le montre sa critique des représentants.

La nécessité du marché vient pour Hayek de la complexité de nos sociétés, qui est telle que personne ne peut connaître l’ensemble des informations dispersées entre les acteurs, lesquelles ne peuvent être connues que sous la forme synthétique du système des prix. Hayek fait preuve d’une foi absolue dans la perfection du système des prix non seulement pour déterminer l’allocation optimale des facteurs de production mais même pour utiliser le maximum d’informations sur les désirs des agents. Il fait preuve de la même foi dans la "main invisible" qui fait que cet agencement est celui qui sert le mieux l’intérêt commun — alors même que le sens de cette expression est problématique au sein d’une théorie individualiste.

Par conséquent, pour Hayek, toute intervention de l’État est préjudiciable parce qu’elle fausse le système des prix. L’État intervient toujours au bénéfice de certains groupes particuliers, puisque toute intervention s’écarte de l’avantage de tous qui est produit par le marché. Dans les articles de science politique des Nouveaux essais, Hayek critique la "démocratie illimitée" parce que tout pouvoir illimité tend à la dictature, et il lui oppose la séparation des pouvoirs, principe libéral par excellence   et la soumission du gouvernement à la loi. Ce dernier principe, qui oppose radicalement Hayek au positivisme juridique, marque aussi sa volonté de réduire la politique à néant puisqu’elle est limitée par le droit et ne peut pas avoir d’action positive sur le marché.

Hayek se défend d’être un partisan du "laisser-faire" (p. 442). Il admet que l’État peut intervenir pour assurer des services publics, si le marché n’y pourvoit pas. Il définit les conditions d’une telle intervention pour qu’elle soit compatible avec un régime libéral dans "Liberté économique et gouvernement représentatif"   . Premièrement, l’État ne doit pas fournir ces services à travers un monopole : il doit se mettre en concurrence avec des entreprises privées, pour la sécurité sociale aussi bien que pour l’éducation ou pour l’émission de monnaie. Deuxièmement, ces services publics doivent être financés par une taxation uniforme : toute redistribution viendrait fausser le jeu du marché. Enfin, ces services publics doivent concerner l’ensemble de la population, et non pas répondre aux besoins d’un groupe particulier   . Toutes ces conditions sont contestables ; par exemple, concernant la troisième condition, si l’État français décide d’améliorer les transports dans une région particulière, doit-on dire qu’une telle décision favorise les intérêts des habitants de cette région, ou bien que c’est une décision d’intérêt commun, puisqu’elle permet à tous les français de s’y rendre et d’y commercer plus facilement ? La vérité se trouvera certainement entre ces deux positions, et il est illusoire d’opposer strictement l’intérêt commun aux intérêts particuliers, ce qui a pour effet de réduire considérablement l’extension de l’intérêt commun.

Les Nouveaux essais permettent de comprendre la singularité du libéralisme d’Hayek. Il représente un libéralisme évolutionniste, pour lequel les actions des hommes permettent de dégager les règles qui viennent se substituer à des règles moins efficientes, sans qu’intervienne la volonté et la définition d’un but. La concurrence joue un rôle crucial pour la sélection des modes de production les plus efficients (chapitre XII : "La concurrence comme procédé de découverte."). Les Nouveaux essais constituent une bonne introduction aux positions polémiques de Friedrich A. Hayek