Un travail d’érudition et un plaidoyer pour une refondation des relations entre État, société et religion en Israël.

Les temps de crise favorisent les simplifications. Ainsi, le relatif consensus qu’a suscité, au moins pour le temps des opérations, l’attaque israélienne sur la bande de Gaza  a pu donner l’image d’un pays arc-bouté sur ses certitudes et un sentiment obsidional. Naturellement, la réalité est bien plus complexe : si les voix dissonantes portaient moins, elles étaient pourtant bien là.

C’est précisément le propos de Marius Schattner, correspondant de l’AFP à Jérusalem, que de restituer cette complexité. Bien davantage qu’un désaccord sur la forme que doivent prendre les institutions israéliennes et la part respective que l’un et l’autre camp prétend y tenir, le conflit entre laïcs et religieux révèle une fracture très profonde qui n’a en réalité jamais été réduite. Cette fracture tient à la forme et à la destination, la signification que doit prendre l’État d’Israël.

Les relations initialement conflictuelles entre sionisme et orthodoxie

Adoptant une perspective historique, Marius Schattner remonte donc aux sources du mouvement sioniste, né au XIXème siècle, qui porte en germe un rejet de la vision traditionnelle du judaïsme. Alors que la pensée rabbinique porte en elle un pessimisme foncier – l’auteur rappelle à deux reprises que dans la vision talmudique du monde, l’humanité subit un processus de dégradation constant, chaque génération étant inférieure à la précédente – le sionisme, semblable en cela aux nationalismes du XIXème siècle, propose une nouvelle perspective en prétendant faire sortir le peuple juif de la dépendance multiséculaire à l’égard des pouvoirs européens. L’idée du retour à Jérusalem, rappelle Marius Schattner, est bien sûr constante dans la pensée juive, mais davantage comme une nostalgie que comme un projet. Le judaïsme s’est même construit à partir et autour de l’exil : “La perte de l’indépendance juive, la destruction du Temple et l’exil, après l’échec des révoltes juives, ne sont pas pour la tradition la catastrophe absolue, puisque c’est à partir de ces événements traumatiques que va se construire le judaïsme, la synagogue va se substituer au Temple, (…) le foyer du judaïsme va passer de l’Etat à une multitude de communautés autonomes, liées par le culte et l’étude.”

C’est pourquoi les précurseurs et les premiers représentants du sionisme – Herzl mais aussi Eliezer Ben Yehouda, artisan de la renaissance de l’hébreu, ou Ahad Ha’am – se heurtent très vite à l’orthodoxie. Les débats les plus vifs ont lieu dans la communauté juive de plus en plus nombreuse à Jérusalem, au début du XXème siècle, et portent en particulier sur les règles de vie (faut-il imposer à tous les préceptes de la Torah ?), les relations avec les autorités ottomanes et avec les arabes. Ces difficultés renvoient à une contradiction inhérente au sionisme et difficilement surmontable : "Comment concilier la perte de la foi et le refus de vivre assujettis à la Halakah (la loi juive) avec le respect d’une tradition bâtie, presque entièrement, sur la foi en Dieu et en sa Loi ?". La figure du Pionnier, qui émerge avec la fondation des premiers kibboutzim, s’oppose trait pour trait à celle du Juif pieux telle que des siècles d’exil l’ont formée. Là où l’orthodoxie affirmait le primat absolu de l’étude, combiné à une attitude fondamentalement passive ("l’attitude de moutons qu’on égorge", écrira Yosef Haïm Brenner, qui a témoigné de l’expérience des premiers pionniers) à l’égard du pouvoir en place, les immigrants fuyant les pogroms de Russie pour s’installer en Palestine s’attellent avec ardeur au travail des champs, auquel ils confèrent "un rôle rédempteur quasi mystique".



De la communion nationale à la dérive nationaliste

La création de l’État d’Israël en 1948 marque pourtant un tournant dans les relations entre le judaïsme orthodoxe et le sionisme, qui acquiert dès lors le statut d’idéologie d’État. Alors qu’une fraction du monde orthodoxe a maintenu jusqu’à ce jour une opposition radicale au projet sioniste – notamment le petit groupe des Neturei Karta, dont la présence à une exposition iranienne sur l’Holocauste a fait scandale en 2005   – la majorité s’est ralliée à l’État, favorisant ainsi l’émergence d’un "sionisme religieux". Cette évolution s’explique à la fois par des raisons historiques et pragmatiques. En effet, la Shoah, en entraînant la disparition pour toujours du Yiddishland, a également montré l’impossibilité pour les Juifs de vivre en minorité tantôt tolérée, tantôt opprimée, comme ils l’avaient fait depuis des millénaires. À contrario, l’adoption du plan de partage de la Palestine sous l’égide de l’ONU validait le projet sioniste : la communauté internationale approuvait la création d’une nation juive de plein droit. La reconstruction du système des yeshivot (écoles religieuses) et des institutions rabbiniques pouvait en effet difficilement s’appuyer exclusivement sur les contributions des fidèles, dans le cadre d’un État pleinement structuré. De son côté, l’État avait besoin de la légitimation spirituelle des religieux et, plus prosaïquement, les différents gouvernements ont utilisé les partis religieux comme des forces d’appoint pour la constitution de majorités.

En dépit de conflits violents et parfois marqués par une certaine amertume, notamment autour de la Shoah, se dessinaient donc les termes d’une coexistence mutuellement avantageuse. Une partie du rabbinat orthodoxe allait ainsi évoluer, notamment sous l’influence des rabbins Cook père et fils, vers les positions nationalistes les plus intransigeantes. La convergence devient communion avec la guerre des Six Jours : la conquête de la Cisjordanie ou "Judée-Samarie" assoit la légitimité religieuse de l’État, tandis que les colons qui vont s’installer sur le territoire nouvellement occupé, en dépit des règles internationales, jouissent d’une sympathie dépassant largement les cercles religieux. Cet unanimisme durera ce que durent les roses : bientôt, l’épisode de la guerre du Kippour et surtout de la paix séparée avec l’Égypte, l’évacuation des colonies du Sinaï menée par Ariel Sharon, "l’enfant chéri "des colons, marginalisent la frange la plus extrémiste de la droite religieuse. L’alliance explosive entre nationalisme et intransigeance religieuse aboutit, en février 1994, au massacre de 29 palestiniens à Hébron par Baruch Goldstein, un colon fanatisé, suivi en 1995 de l’assassinat de Rabin par un jeune proche des milieux d’extrême-droite. L’attitude ambiguë de certains groupes religieux et le climat de haine que ceux-ci ont contribué à installer contribuent ainsi à enfoncer un coin entre la droite religieuse extrême et l’opinion publique. L’image du colon haineux, armé d’une kalachnikov, supplante celle du pionnier idéalisé des kibboutz.



Une question toujours ouverte

Pour autant, les partis religieux, comme la formation séfarade Shass, parrainée par le rabbin Ovadia Yosef, tirent avantage du système électoral proportionnel en apportant un appoint indispensable aux coalitions gouvernementales. Indispensables à la formation de majorités, ils sont en mesure d’obtenir en contrepartie des bénéfices considérables, en particulier la garantie du financement de leurs écoles et l’exemption des obligations militaires pour leurs élèves. Profondément ethnocentriques, c’est-à-dire indifférents au sort des Palestiniens, les partis religieux non extrémistes ont toutefois renoncé à l’idée du Grand Israël, et leur participation aux gouvernements successifs est fondée sur la défense des intérêts religieux. Aujourd’hui, les orthodoxes représentent plus de 100 000 personnes, contre environ 7 000 en 1948, grâce à un taux de natalité particulièrement élevé. Cette croissance présente un double tranchant : pesant davantage dans l’électorat, ils représentent également une charge financière croissante pour un Etat et une société auxquels ils refusent de s’intégrer véritablement.

Marius Schattner conclut donc que les questions posées par Samuel Hugo Berman dès l’indépendance : "Qu’est-ce qu’était le judaïsme ? Quel est son contenu ?" et surtout "Que signifie un Etat juif ? "n’ont toujours pas reçu de réponse claire. La tension dynamique entre l’identité religieuse d’Israël et son identité nationale demeure posée, avec en creux celle du rapport à l’Autre – au premier chef les Palestiniens. Le poids des religieux a empêché la rédaction d’une Constitution – selon eux, une loi autre que la Torah ne saurait régir l’État juif. L’Etat d’Israël a pourtant été défini comme "juif et démocratique », mais la droite religieuse a toujours donné précellence au deuxième terme. Pourtant, Marius Schattner se réfère aux voix de penseurs comme Ahad Ha’am ou Yeshayahou Leibowitz qui, en dépit de leurs attitudes diamétralement opposées à l’égard de la laïcité, ont refusé de cautionner l’oppression au nom de l’État   . À l’alliance douteuse entre religion et nationalisme exacerbée s’opposerait, par-delà l’opposition entre laïcs et religieux, un "consensus conflictuel entre les Lumières et un certain judaïsme de la Torah, fondé sur un double rejet de la barbarie".

Un travail particulièrement riche

Loin de se contenter d’une description des relations toujours conflictuelles entre un mouvement d’inspiration laïque, le sionisme, et le judaïsme orthodoxe, Marius Schattner, s’appuyant sur une bibliographie considérable, donne constamment la parole aux représentants les plus éminents des différentes écoles de pensée. Cet ouvrage donne donc un aperçu fascinant de la richesse d’une pensée parfois sombre, paradoxale, volontiers polémique, de Maïmonide, le grand Talmudiste andalou du XIIème siècle, à Yeshayahou Leibowitz, en passant par les sionistes (Theodor Herzl, Moses Hess, Ahad Ha’am, David Ben Gourion, Zeev Jabotinsky…) et les grands rabbins (Eliezer Schach, Ovadia Yosef). Malheureusement, l’histoire intellectuelle d’Israël est parfois occultée par le fracas des armes. Pourtant, nulle part peut-être la signification des événements fondateurs d’une nation – la destruction du Temple, Massada, mais aussi la Shoah et la guerre de 1948 – n’a été autant discutée et remise en question. Marius Schattner rend justice à cette vitalité, que les positions rigides d’Israël en matière de politique internationale ne permettent pas toujours de discerner. Il prend un soin particulier, au risque parfois d’égarer le lecteur non averti, à restituer les nuances d’une pensée qu’un court résumé ne permet malheureusement pas de rendre adéquatement. Israël, l’autre conflit rappelle également qu’une fraction peu importante, mais au poids significatif, de la population vit presque entièrement à l’écart du monde moderne, dans une tentative de préserver les conditions de l’Exil millénaire.



La conclusion de l’ouvrage ouvre également des pistes de réflexion plus larges en faisant référence au "retour du religieux ": de plus en plus d’Israéliens élevés dans des familles laïques se tournent vers le judaïsme le plus orthodoxe. La fille même de l’auteur a choisi cette voie, l’amenant ainsi à se poser la question fondatrice de cet ouvrage : "Comment peut-on être à la fois proche et en conflit ? "Ce phénomène aux contours mal définis, que l’auteur interprète comme une réaction au mythe du "nouveau juif "que les sionistes laïcs avaient voulu promouvoir, n’est certes pas propre à Israël   . Il renvoie à l’affaissement des mythes nationaux, à la recherche de formes d’être-ensemble alternatives à la cohésion nationale, et présente le danger d’un repli, d’une fragmentation sociale qui se traduit par le refus de se reconnaître des valeurs communes avec les autres composantes de la société israélienne – sans parler des Palestiniens. Marius Schattner montre ainsi que la question israélo-palestinienne ne peut être réduite à ses implications de politique internationale.

Le religieux est-il soluble dans le politique ?

Enfin, les difficultés proprement théoriques et morales qu’a posées la confrontation d’une idéologie séculière et inspirée des nationalismes européens, le sionisme, et d’une pensée religieuse qui s’est toute entière édifiée sur l’absence d’Etat suggèrent des parallèles intéressants avec l’histoire de la pensée chiite. Le chiisme partage en effet avec le judaïsme ces deux traits : il se fonde sur l’attente d’un Messie et, durant presque un millénaire, s’est trouvé dans une position minoritaire et relativement dispersée au sein du monde musulman. Les tensions entre espérance messianique et pessimisme existentiel, le rapport aux pouvoirs en place fait de défiance et de résignation, l’autorisation de dissimuler sa foi, si inhabituelle dans les religions monothéistes, se retrouvent à la fois dans la pensée théorique chiite   ) et dans la pensée juive de l’exil, telle que la décrit Marius Schattner. Dès lors, après la révolution islamique, la création d’un État se réclamant pleinement de la loi islamique et d’une légitimité divine a posé le problème de l’articulation entre pouvoir politique et pouvoir religieux. L’attitude des plus grands ayatollahs vis-à-vis du nouveau pouvoir rappelle les réserves des grands rabbins à l’égard de l’État d’Israël : d’abord pour le moins réservés, voire hostiles, ils se sont ensuite ralliés au nouveau régime en vertu du principe de réalité (et d’un intérêt bien compris), tandis qu’une fraction plus radicale, la Hojjatieh, persistait dans son refus de reconnaître le régime, la mise en place d’un gouvernement islamique ne pouvant revenir qu’au Messie. Naturellement, on ne saurait assimiler les deux expériences, ne serait-ce que parce que le sionisme est une idéologie séculière, et Israël un État démocratique. Néanmoins, ces deux moments historiques éminemment singuliers que sont la Révolution islamique et la création de l’État d’Israël ont ouvert des débats politico-idéologiques étonnamment similaires