Sans remettre en cause la vocation réaliste du cinéma, le numérique produirait des images conformes à l'esthétique moderne.

Le problème posé par l’ouvrage est à la fois simple et épineux : le cinéma, en tant que moyen de reproduction mécanique du réel, a pris place parmi les autres arts en altérant le concept traditionnel d’imitation et en lui adjoignant un nouveau type d’images, fondées non plus sur la représentation mais sur l’empreinte. En vertu de cette différence radicale, le cinéma serait à l’origine un art essentiellement – c’est-à-dire ontologiquement – réaliste. L’arrivée du numérique bouleverserait à son tour cette distinction et ramènerait finalement le médium cinématographique dans le giron des arts représentatifs en ce qu’il ne serait plus question de croire en la “vérité” de ses images.

Une première interprétation de cette évolution contemporaine du cinéma s’appuie sur une relecture de son histoire. Comme Lev Manovich   ), on peut ainsi voir dans les nouvelles manipulations numériques la résurgence des pratiques d’un cinéma primitif (coloration manuelle des photogrammes par exemple chez Méliès) et reconnaître, à travers la révolution digitale, la victoire du perdant d’autrefois : “c’est comme si devant Edison et Lumière, Émile Reynaud et ses Pantomines Lumineuses avaient finalement gagné la course”   . Dans ce processus de retour à la représentation, le cinéma semble se confondre avec l’animation et passerait de forme de reproduction du monde à un sous-genre de la peinture figurative. Réciproquement, le cinéma d’animation, autrefois marginalisé, tiendrait sa revanche en devenant à son tour le cinéma essentiel.

Dès lors, que faire de “l’art cinématographique” ? La question se fait cruciale en ce qu’avec la spécificité du médium, il en irait de sa survie : quel rôle le cinéma peut-il désormais prétendre jouer et comment faire perdurer un art qui s’est bâti sur une origine révolue ? “L’arrivée du numérique suppose-t-elle la fin du réalisme implicite dans le geste cinématographique, et la transformation du cinéma en art du virtuel ?”   .

L’erreur consisterait à opposer terme à terme virtuel et réel. Non seulement ces notions ne sont pas antonymes – elles le sont respectivement de l’actuel et de l’irréel –, mais leur lien est davantage de nature dialectique : le virtuel est moins l’exclusion définitive du réel que l’appel à son retour sous une forme nouvelle. Aussi Quintana défend-il la possibilité que l’avancée du numérique renforce paradoxalement la valeur réaliste des images cinématographiques : les nouvelles technologies, en refoulant du processus génétique la trace du réel, le désignent néanmoins comme horizon et font du réalisme la nouvelle utopie vers laquelle tendraient ces images contemporaines.


En effet, le réalisme ontologique de l’image cinématographique réside moins dans la revendication de l’empreinte que dans sa capacité à capter le flux des choses et à rendre la valeur du temps. Importe alors l’impact du numérique sur une image qui n’est pas une unité close sur elle-même mais qui est pensée dans son rapport constitutif à ce qui est filmé : la numérisation doit se comprendre aussi par la révolution qu’elle entraîne dans tout le processus créatif, du tournage jusqu’aux systèmes de projections et de diffusions. La surestimation de la différence que constitue l’image de synthèse révèle alors une sous-évaluation de l’effet documentaire de l’image cinématographique. Car cet effet ne disparaît pas avec l’apparition du numérique, mais se voit au contraire développé par les nouvelles pratiques et les nouveaux modes de circulation qu’il engendre. On assiste donc à un retour du réel au cœur même du virtuel : “la technologie est un nouvel instrument créatif qui permet de recomposer le monde pour enquêter sur son côté obscur, qui permet de décomposer l’image-temps deleuzienne pour finir par se demander ce qui se cache derrière les images”   . La légèreté de la caméra numérique et l’économie de ce support permettent de filmer dans leur intégralité de longs fragments de temps avant d’en sélectionner les moments signifiants. En ce sens, le numérique permettrait la conquête de nouvelles images conformément au projet de la modernité. Il ne s’agirait donc pas de trouver sa place à un éventuel “cinéma du virtuel”, mais bien plutôt de penser le rôle que peuvent jouer les différentes esthétiques du numérique dans le cinéma contemporain. Ainsi, de Lynch à Kiarostami, les grands auteurs auraient assimilé les changements provoqués par la technologie numérique et vu en elle la possibilité de récréer autrement une esthétique de la modernité.

Le projet de cet ouvrage est ambitieux : il s’agit de se prononcer sur la vocation réaliste de l’art cinématographique tout en réévaluant celle-ci à l’aune de la révolution numérique. Mais si la question est massive, l’approche ne l’est pas moins car la notion de virtuel est complexe et l’on peut s’interroger sur la capacité d’un court essai à résoudre toutes les difficultés intermédiaires qu’elle soulève. On pourra ainsi reprocher à cet ouvrage de prendre trop souvent comme allant de soi l’équivalence entre numérique, image de synthèse et virtuel. Car qu’est-ce qui constitue la part proprement “virtuelle” de ce nouveau cinéma ? Est-ce la numérisation même des données qui ferait perdre à l’image cinématographique sa valeur supposément indicielle   , le fait que cette image soit malléable et aisément manipulable (mais l’analogique ne l’était-il pas lui-même ?), le recours aux images de synthèse et la nature hybride de ce cinéma, ou encore la démultiplication possiblement infinie des points de vue, sans repère et sans ordre, qu’engendre la diffusion numérique ? Les problématiques s’entrecroisent et ne s’éclairent pas nécessairement les unes les autres, amoindrissant ainsi l’effet des solutions proposées