Michel Foucher montre ici combien les frontières sont révélatrices à la fois des logiques contemporaines des Etats-nations, et des dynamiques à l'échelle mondiale.

Les frontières sont des objets matériels et symboliques qui interrogent les géographes pour leur capacité à borner, définir, créer des territoires. Elles révèlent également les rapports de domination, les conflits d’intérêt mais aussi la circulation, l'ouverture et les tentatives d’unité nationale ou régionale.


Mondialisation et multiplication des frontières : un paradoxe ?

L’ouvrage aborde principalement ce que l’auteur appelle les "dyades", soit les frontières interétatiques, qui définissent les périmètres de souveraineté des Etats-Nations. Ces limites n’ont jamais été aussi nombreuses qu’aujourd’hui, avec plus de 26 000 km de nouvelles frontières internationales créées depuis 1991. La fin des grands empires depuis le XXe siècle (austro-hongrois, russe puis soviétique, chinois, coloniaux…) s’est accompagnée d’un redécoupage du monde. En parallèle à cette multiplication des frontières s’est développée une accélération majeure des mobilités et des flux. Quelle place ont donc les frontières dans un monde fluide ?

M. Foucher répond dès l’introduction à ces interrogations en montrant que les phénomènes de mondialisation – depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui – se sont toujours couplés de découpages, de créations de territoires bornés. Le mouvement appelle l’ancrage ; les réseaux sont composés de flux organisés entre des nœuds. La mondialisation est une mise en circulation du monde à partir de territoires ; elle est donc paradoxalement créatrice de frontières. Ces dernières ne sont pas conçues comme des barrières mais bien comme des limites territoriales, dessinant des espaces circonscrits à partir desquels sont organisés et dirigés des flux.


Les frontières-barrières et le désir de sécurité

Mais les frontières sont des discontinuités qui répondent également à un désir croissant des sociétés de sécurité. Elles peuvent alors se mouvoir en barrières et cristalliser la peur de l’Autre, en définissant de manière exclusive un dedans en fonction d’un dehors.

Leur multiplication, étudiée surtout dans le premier et le troisième chapitre, se couple de l’émergence de configurations particulières : clôtures et murs, évoquées dans le second chapitre. L’exemple du mur électrique partiellement érigé entre les Etats-Unis et le Mexique trouve un écho dans de nombreux autres lieux, notamment dans le cas de la frontière entre l’Inde et le Pakistan, avec l’installation d’une clôture métallique, d’éclairages nocturnes et l’ouverture de routes de patrouille. Les frontières sont ainsi plus ou moins fermées et surveillées, selon les rapports existant entre les entités qu’elles séparent. Elles sont les lieux de conflits réels ou potentiels où se jouent la légitimité des Etats-Nations qui, en cherchant à contrôler leurs limites, affirment leur souveraineté. S’opposant au mouvement – particulièrement de migrants – ces frontières-barrières reflètent une idéologie de l’exclusion.


Borner mais où ? Frontières, identités et géopolitique des Etats. L’exemple européen.

Les deux derniers chapitres (3 et 4) abordent l’exemple européen pour montrer la permanence historique de constitution de frontières dans le vieux continent et la difficulté de trouver des limites à l’Union Européenne.  L’Europe possède 28% des dyades mondiales pour 3,3% de la superficie des terres émergées. Ses découpages successifs et multiples – les plus récents se situant dans les Balkans depuis la fin de la Fédération de Yougoslavie au début des années 1990 – se couplent d’une quête identitaire : qu’est-ce que l’identité européenne, comment et où la borner ? L’identité se superpose à des enjeux économiques et géopolitiques pour penser les futurs élargissements de l’Union Européenne.

L’auteur expose cinq scenarii, cartographiés à la fin de l’ouvrage : allant du scénario américain (tout le continent Turquie et Caucase compris sauf la Russie), en passant par le scénario confédéral (les limites de Union européenne seraient celle du Conseil de l’Europe (Turquie, Caucase et Russie inclus), le scénario géoculturel (sans la Turquie, le Caucase, la Russie), le scénario géoéconomique (avec une Union à 28 et des partenariats économiques avec La Turquie, la Russie, et un élargissement possible aux Etats des Balkans, du Caucase et de l’ex-bloc communiste), enfin le scénario géopolitique avec une limitation de l’Europe à 28 Etats. Pour chaque option, l’auteur détaille les intérêts qui la sous-tendent.

A travers cet exemple, c’est toute l’ambiguïté des frontières qui est étudiée : ligne ou espace, barrière fermée ou discontinuité vouée à être ouverte, voire dépassée, limite identitaire ou ressource économique, les frontières sont des objets complexes qui cristallisent les enjeux actuels des Etats et de leurs sociétés.

L’ouvrage – de format relativement court : 249 p. – propose un tour du monde des frontières avec des exemples dans tous les continents. L’auteur présente avec une grande clarté des situations géopolitiques parfois très complexes et donne tout son sens aux frontières, pendantes de la mondialisation et révélatrices des enjeux géopolitiques contemporains.

Après Fronts et frontières, ouvrage majeur publié par l’auteur en 1984 et référence centrale notamment dans le milieu universitaire, L’obsession des frontières semble surtout destiné à un public large. Les étudiants préparant les concours d’enseignement ou aux Grandes Ecoles, ainsi que le grand public, trouveront de nombreux exemples et études de cas réactualisés. L’auteur a en effet privilégié un discours très illustré et accessible, l’introduction servant de préalable théorique. Le rapport entre frontières et mondialisation est d’ailleurs principalement pensé dans l’introduction ; le lecteur est ensuite amené à faire lui-même des liens entre les études de cas présentées et les analyses théoriques précédemment exposées.

La double appartenance professionnelle de l’auteur – géographe et diplomate – se lit dans l’ouvrage. Ainsi il présente à la fois des analyses sur les frontières, pensées en termes spatiaux,  et des réflexions géopolitiques voire institutionnelles : "les frontières sont des institutions", écrit-il p.21. De même la conclusion, qui traite de "l’angoisse française des frontières", présente les conseils du diplomate, qui semble alors s’adresser à ses collègues du Quai d’Orsay. Ainsi Michel Foucher explique notamment en quoi la coopération transfrontalière devrait être une priorité politique plus affirmée en France. L’ "obsession des frontières" serait-elle proprement dite surtout l’affaire de diplomates ? M. Foucher montre à travers de multiples exemples que les enjeux politiques au cœur de la création ou de la disparition des frontières, ont aussi des conséquences spatiales et, par conséquent, géographiques majeures.