Un livre bref, qui vient perturber la filiation entre progrès et technique en esquissant les voies d'un "après-progrès".

Philosophe et enseignant à l'IHECS à Bruxelles, Pascal Chabot témoigne dans Après le progrès de son intérêt pour la technique (et pour la pensée de la technique), dont il avait déjà fait preuve dans un ouvrage consacré au philosophe considéré comme le théoricien par excellence de la question : Gilbert Simondon. Le titre pourrait surprendre parce qu'il suggère la nécessité de scinder progrès et technique. Rousseau ne supposait-il pas, déjà, que le concept de progrès était à penser sous la modalité de l'ambivalence ? La première exigence serait donc de désaffilier le progrès de la technique et de relativiser la notion elle-même. Le langage tend à hypostasier le progrès, à en faire une notion générique, universalisante, capable par là même de générer délires et désillusions ; ce qui explique, ainsi, la tentation d'assimiler progrès et toute puissance technique. Progredi, marcher vers l'avant, sans régression possible, dans un temps linéaire, serait-ce le trait invariable du progrès, le signe de son inscription dans la durée et de notre soumission involontaire ? À cette conception du progrès, l'auteur oppose les penseurs du devenir qui, de Bergson à Deleuze en passant par Simondon, temporalisent véritablement le progrès sans spécification ni conversion spatiale ("Les progrès sont toujours enfants des circonstances, dans leur hic et nunc, dans leur ecceité, dirait Deleuze").

Il oppose également à cette conception du progrès les tenants du nihilisme - en particulier avec Schopenhauer - incités à nier la qualité de la relation entre vie et sens. Quel nihiliste pourrait croire que le progrès humain transcende la survie biologique, constitue l'échappée symbolique qui fait sens et ouvre la possibilité du "libre-jeu" de soi à soi et de l'existence elle-même ? C'est pourtant à cette conception que souscrit Pascal Chabot, dont l'interrogation sur le rapport technique/progrès s'introduit à présent explicitement : peut-on penser le progrès autrement que sous la forme de l'illimitation (Simondon répond négativement à cette question) ? Faut-il au contraire faire l'hypothèse, avec Ruyer, que l'on assistera à un arrêt de l'expansion technique ? Simondon intervient ici pour soutenir indirectement le "procès" que l'auteur intente à la technique, entendons par là sa volonté de légitimer un progrès autre que technique, mais composé de diverses "compossibilités", rythmées différemment. L'analyse, à ce niveau du texte, s'appuie opportunément sur Simondon pour proposer une critique originale de la technique. Parce qu'elle est universelle et destinée à se propager dans les civilisations sans rencontrer d'obstacle particulier, la technique manifeste une primitivité originelle, dépourvue de sens : uniformisation et dépoétisation du monde réalisées par la technique, dont les objets sont imitables à l'infini et, dans leur opacité, privés de sens. Et, par un étrange paradoxe, loin d'introduire une dichotomie entre technique et vie, vie et artifice, nature et histoire (même s'il ne la nie pas) l'auteur rapporte la technique à la matière et in fine à la vie elle-même : rapprochement justifié par le fait que technique et vie sont proprement a-symboliques. La vie et la technique réclament toutes deux de l'humain ...

Citant Hegel "La rose est sans pourquoi", Pascal Chabot nous invite donc (à travers des références littéraires et poétiques) à prendre conscience de l'inanité du vivant (et de la technique, au prix de la médiation revendiquée supra) et du sens de la vie et il ne semble pas que l'ouvrage, en définitive, restitue la possibilité - pour la technique - de s'insérer dans un réseau de sens humain.


C'est à nouveau en s'appuyant sur Simondon que l'auteur introduit la nécessité de penser autrement le progrès : (re)donner sens à la vie, c'est concevoir la propagation technique comme l'expression d'une "cristallisation" structurante pour l'humanité et non pas comme l'invasion d'un progrès "aveugle, primaire, sans culture ni conscience". Il faut donc changer d'île, effectuer le pas de côté qui incite à prendre une distance salutaire envers le vital : ce qui conduit à abolir le progrès utile au profit du progrès subtil, incarné dans l'art et dans la philosophie, domaines indifférents au progrès historique en tant que tel (il n'existe de progrès ni en art ni en philosophie) mais susceptibles de métamorphoser notre rapport au monde. Là se trouve la condition de  l' "après-progrès" mentionné par Pascal Chabot dans les dernière pages de l'ouvrage, à travers des  passages qui témoignent implicitement de la distance prise envers l' "optimisme" simonondien quant à la finalité de la technique. L'on peut regretter que le livre développe un peu allusivement (excepté à propos de Simondon) les points de vue des philosophes convoqués (Bergson, Heidegger) et conclure par là qu'il s'agit d'un ouvrage somme toute bref, plus suggestif qu'explicatif mais qui comporte néanmoins une certaine densité.