Un distrayant manuel à l'usage des artisans de la corruption, aussi goûteux sur la forme que documenté sur le fond.

Sous le pseudonyme de Brice de Tours, moine débauché du Ve siècle, un acteur discret de la vie politique (qui a participé à son financement pendant plusieurs années) nous livre les ficelles du métier de corrompu. Un encouragement à la fraude ? Nullement ! Plutôt une satyre des arcanes de la vie publique. Car à force de lois sur le financement de la vie publique, nos élus ont réussi à faire accroire que nos écuries d'Augias étaient propres (ou presque). Pourtant, sous le grand manteau de la morale, la politique reste une fille de petite vertu.

Tout continue comme avant. Tout est même pire qu'avant, même, puisque plus personne ne dénonce la corruption politique. Or Brice de Tours en connaît, lui, toutes les recettes. Et il en livre les secrets dans un manuel en forme de fable : Petit guide de la Corruption politique. De quoi faire grincer bien des dents. Car la plume de l'auteur est aussi acide que drôle ! Il n'épargne ni la gauche ni la droite, ni les petits hobereaux de province, ni les grands barons franciliens. Le point commun de tout avatar du venalis politicus : une ambition à toute épreuve. Ainsi qu'une vague dissonance cognitive sur la question éthique...

Soyons donc aussi clairs que possible. "L'arrivisme est la qualité première. La plupart des candidats l'ont dans le sang. Bébés, ils souriaient à s'en torturer pour avoir du rab de biberon. Adolescents, ils découpaient les manuels de leurs voisins de classe pour les empêcher de répondre à l'interro. Adultes, ils choisissent d'être de droite ou de gauche après avoir mûrement pesé les probabilités de chacun des camps de prendre le pouvoir le plus vite et pour le plus longtemps. […] Si, autrefois, il fallait être bien né, savoir compter, tuer, et peut-être réfléchir, aujourd'hui, il faut surtout, enfant, avoir beaucoup bu de lait. Pour que les dents rayent le parquet à en faire des tranchées."  


L'enfance de l'art

L'étape charnière, quand on veut faire les choses en grand, c'est un portefeuille ministériel. Les remaniements gouvernementaux sont donc des moments clés dans la vie de l'élu cupide. Mais il faut faire preuve de patience et de maîtrise de soi pour que ces échéances ne deviennent pas un enfer, car c'est un peu la roulette russe. "Ah ! qu'il était doux le temps où il suffisait d'embrocher quelques Prussiens pour attirer l'attention de l'empereur ! Qu'il sût manier le sabre, et le vilain provincial sans famille ni argent avait toutes ses chances, à force d'obstination, d'être fait maréchal ou ministre. Aujourd'hui, le Prussien s'est fait européen et il n'est plus de bon ton d'en transpercer la carcasse, même lorsqu'il vient la chauffer au soleil varois."  

Une carrière politique à base de trahisons discrètes et de rapides changements de vestes est donc de mise. C'est à dire qu'à défaut de miser sur le bon cheval, il faut faire comme si on y croyait depuis le début. Mais l'habile venalis politicus n'oubliera pas de laisser quelques peaux de bananes derrière lui, ni de laisser traîner la jambe dans l'ombre pour pratiquer d'opportuns croche-pattes à ses rivaux.



Sans le gêne de l'arrivisme, il reste une option à l'ambitieux candidat. Cette chance s'appelle l'ENA. Mais avouons qu'elle est moins égalitaire que la loi de la jungle, qui elle, laisse au moins sa chance à tous   . Car indépendamment du brillant cursus estudiantin et des facultés intellectuelles du prétendant, il survivra difficilement à la sélection opérée lors de l'épreuve orale par la crème des hauts fonctionnaires. "Vous êtes ministre de l'Intérieur, lui poseront-ils comme colle, l'île de la Cité est en flammes, mais tous les pompiers sont morts d'une épidémie de grippe aviaire : que faites-vous ?" Il faut être parisien, né dans les frontières de Philippe Auguste, pour savoir que ce genre de question n'appelle qu'une réponse : "Je laisse mon cabinet s'en charger et je termine mon dîner !"   Mais ne voyez pas cela comme une alternative : arriviste ou énarque. L'idéal, c'est bien sûr d'être les deux !


Sinistres ministres

Pour peu qu'on ait le bon curriculum vitae, il ne faut tout de même rien laisser au hasard, surtout les jours de remaniement ministériel. Précaution numéro un : prévenir son entourage pour que personne ne tente de l'appeler ; la ligne doit être libre. Ni femme ni enfant qui tienne. Seconde précaution : ne pas s'éloigner du combiné, même pour aller se soulager. Manquerait plus que le Kaiser tombe sur le répondeur...

Pour les imprudents qui oublient de s'organiser, ou qui s'inquiètent toujours trop de l'avis de leur femme, de leur éventuelle maîtresse, voire de l'impact sur la vie des enfants, il faudra se décider vite quand le combiné sonnera, car pas question de demander un quelconque délai de réflexion ! "Un grand joueur ne laisse pas passer deux fois son numéro à la roulette."  

Une fois installé dans son ministère, penser à jouer le jeu du prêtre qui a (enfin) trouvé une paroisse et qui va pouvoir se mettre au service du pays, car la masse des concitoyens aime les contes de fées. Mais ne surtout pas être dupe : "si le nouveau ministre peut faire croire, grâce à la complaisance de certains médias, qu'il vient de consentir un grand sacrifice – celui de sa vie privée, de ses loisirs... – sa tâche n'a vraiment rien d'un sacerdoce."  

Eh oui ! La belle vie commence avant même que ne circulent les enveloppes de billets : un hôtel particulier, des salles de réceptions, des voyages offerts, des maîtres d'hôtel, des chauffeurs, des gardes du corps, des restaurants gratuits... On a connu pire ! Mais il est fondamental au venalis politicus de ne pas se laisser étourdir par cette débauche de luxe et de facilité. L'objectif est ailleurs. Et surtout bien plus gros.


Fonctionnaires et mercenaires

Premier repérage : le répertoire des administrations. Il est indispensable au nouveau ministre de connaître les administrations qui lui sont rattachées, ne serait-ce que pour savoir quels types de donateurs il va ponctionner. Mais aussi pour s'assurer que ses subordonnés ne lui seront pas retirés ou empruntés : "à direction partagée, magot dilapidé !"



Le général connaissant désormais ses troupes, il faut des hommes à leur tête. Aucune gêne : penser à remplacer les hommes clés par de discrets affidés et à fliquer ceux qu'on a eu la bonté de conserver. À ses directeurs, il faut pouvoir tout demander sans être soi-même questionné... Dans toute sa vie d'égoïsme, c'est donc le moment où le ministre doit plus que jamais se soucier de son prochain : il doit tout savoir sur ceux qui auront les clés du garde-manger.

Heureusement, pour cornaquer cet ensemble disparate de fonctionnaires, il y a encore le cabinet. Pour l'essentiel, ce dernier doit être constitué de techniciens pointus dans les secteurs concernés par le ministère : faudrait voir à pas passer pour un abruti aux yeux du personnel. Mais parmi ses sbires du premier cercle, le venalis politicus se doit de recruter un porte-flingue aussi efficace que loyal.

Car "si le Français moyen a une ombre, le ministre en a deux. Pas de justice à ce niveau-là non plus. Tout membre de gouvernement qui entend bien profiter de sa position est suivi comme son ombre – et parfois précédé, pour les missions les plus délicates – par "the" collaborateur."   Ce sera lui (ou elle, pour les non-misogynes), qui sera l'intermédiaire avec les visiteurs du soir (et du midi) tant pour la prise de contact qu'au moment de transporter les enveloppes. C'est donc une pièce maîtresse sur l'échiquier, qui doit savoir s'adapter et s'intégrer. Et surtout : qui doit savoir la fermer.


De la méthode avant tout


L'équipe étant formée, passons sur les petits arrangements avec l'éthique. Il y a bien longtemps que le venalis politicus s'assoit dessus pour prendre de la hauteur. Détourner les avantages de sa fonction est de toute façon un sport national en France, et pas qu'en politique : nul besoin d'un manuel pour enseigner ce qui coule dans nos veines... Non, ce qui importe, c'est la vraie corruption, celle où on ramasse des biftons. Mais pour ça, il faut un plan (qu'on évitera de mettre sur le papier, ça fait mauvais genre quand un juge tombe dessus !), car ce n'est pas un travail d'amateur.

Tout d'abord, il faut des cibles. Priorité aux amis. Lire : ceux qui étaient déjà bien disposés avant l'arrivée au ministère. "Ils ont donné avant, on espère qu'ils donneront après. Ce sont des pommiers. Non pas – loin de là – qu'ils soient assimilables à de bonnes pommes, mais parce qu'ils ont eu la délicatesse de livrer avec régularité leur cargaison de fruits. Évidemment, ils seront les premiers contactés."   Ensuite, il y a tous ceux qui ont envoyé des signaux de fumée, en se disant prêts à "aider", à "réfléchir" ou à "collaborer". Règle d'or : "toujours accorder une prime aux faux culs."   Ensuite, le venalis politicus et son conseiller passeront en revue tous les secteurs professionnels liés au ministère, sans présumer de la réaction des uns ou des autres. En prenant soin de fuir les intermédiaires, on délie facilement les langues et les bourses.



Pour ce qui est de l'approche des généreux donateurs qui s'ignorent encore, une correspondance de politesse suivie d'un cocktail public et enfin d'un repas privé constituent un triptyque qui fait encore ses preuves. Chose importante : prévoir plusieurs monnaies d'échange et ne pas mégoter sur le gros rouge. D'une part, parce qu'on ne sait jamais si son interlocuteur court après une décoration ou un marché public ; d'autre part, parce qu'on court souvent avec plus de zèle quand on a un coup dans l'aile. Avant de se séparer, quel que soit l'objet du délit, on visera à se mettre d'accord sur le prix...

Dernier conseil : ne pas être effrayé par la dimension du marché. Car "une enveloppe de 10 000 euros retrouvée au domicile d'un ministre déclenche l'hystérie, mais une décision gouvernementale impliquant des mouvements de centaines de millions d'euros sera passée sous silence, ou mieux, pourra être encensée."  


Que penser d'un tel livre ?


Plutôt que de s'attarder sur les croustillants détails d'une transaction entre un venalis politicus et son corrupteur, qui fourmillent par dizaines dans ce Petit guide de la Corruption politique, attardons-nous sur la démarche de Brice de Tours. Peu importe sa réelle identité, ce qu'il tente là est osé, ne serait-ce que parce que son nom sera forcément révélé dans quelques cercles privilégiés, et que les amis du passé auront peut-être envie de le châtier, voire de le châtrer, par exemple avec un croc de boucher.

Chacun appréciera la portée du propos, mais l'auteur lui-même répond à cette question par une pirouette en forme d'épilogue. Il conseille ainsi au venalis politicus de "scruter les conséquences de la parution de ce livre. Si c'est un bide, se garder de toute réaction. Jamais entendu parler, jamais lu. Petit guide de quoi ?"   . Et si la presse en parle, il propose quelques phrases à adapter en fonction de sa personnalité... Mais pour ne pas être trop cynique, Brice de Tours croit bon de rappeler "ce proverbe d'une telle profondeur qu'il est sans doute chinois : "ce n'est pas parce qu'il y a un mouton noir dans le troupeau qu'il faut tondre toutes les bêtes." Probis politicus existe, nous l'avons rencontré. Pourquoi n'y parviendriez-vous pas vous aussi ?"