Trois articles importants qui traitent des problématiques du Moyen-Orient ont été publiés dans la livraison hivernale de la revue Commentaire, sur les Frères Musulmans par rapport au salafisme, sur l’historicité d’Israël, et sur les difficultés auxquelles al-Qaïda est confrontée.

Dans ses remarques introductives à la conférence sur les Frères Musulmans proposée en 2007 au Hudson Institute, Hillel Fradkin rappelle l’importance de ce mouvement, et de ses penseurs, sur le salafisme contemporain   . Premier et plus important mouvement de masse religieux contemporain en terre d’Islam, les Frères, à travers leur réflexion, leurs débats, et les choix douloureux qu’ils ont dû faire face à la répression en Égypte, sont un courant structurant de l’islam politique - autour d’eux et contre eux - pour ceux qui, comme certains jihadistes, se sont détachés du tronc premier. Les questions posées par Hassan al-Banna, leur fondateur, et par Sayyed Qutb, leur penseur le plus influent, tous deux exécutés lors de ces phases de répression, demeurent au centre de la pensée islamique et islamiste ; "jalons"   ) incontournables pour penser la question de leur rapport à la violence, leur conception politique en "mouvement" plus qu’en parti, l’importance accordée à l’insertion dans la société, et le caractère utopiste (au sens politique du terme, sans jugement de valeur) de cette idéologie, point plus rarement souligné, et sur lequel insiste l’auteur. S’agissant de notes introductives, la présentation est nécessairement courte, donnant envie de creuser davantage par soi-même, mais offre une vision claire, synthétique, articulée d’un mouvement fondateur et fondamental dans le monde musulman contemporain.

Catherine Dupeyron choisit de prendre les choses à rebours, en annonçant les… 110 ans d’Israël ! Derrière la boutade du titre, ce que l’auteur cherche à montrer est l’historicité et l’ancrage sur plus d’un siècle de la communauté juive de Palestine, le Yichouv, devenue État alors que l’essentiel de ses structures était déjà en place et opérationnel, parfois depuis des décennies. Si l’Histoire de la confrontation avec les Palestiniens n’apparaît pas ici, c’est qu’il s’agit d’une histoire interne de la communauté juive de Terre Sainte, et de sa construction en tant que société autonome, disposant de ses propres institutions, de sa langue, de ses villes, à part de la recherche de l’indépendance, laquelle n’aurait pu se réaliser sans cette infrastructure. Par cette façon un peu provocatrice de procéder, Catherine Dupeyron vise surtout à approfondir la compréhension de la société israélienne en tant que telle, bâtie sur le long terme, et possédant ses dynamiques propres dès avant 1939, réfutant ainsi l’idée trop simple d’un État rapidement institué par l’Occident pour se dédouaner de sa culpabilité à l’égard des massacres nazis. La Shoah est bien sûr un événement majeur, fondamental de l’histoire juive et d’Israël, mais elle ne se suffit pas en tant que telle comme explication à la vie israélienne. Celle-ci est issue des efforts de ceux qui firent d’une communauté une société cohérente, prise dans sa propre histoire, et dans ses propres rapports au reste du monde, ce que l’immensité du drame des années de guerre tend parfois à dissimuler, et qui pourrait avoir des effets pervers pour saisir ses évolutions.



L’article de Jean-Pierre Filiu est peut-être le plus original de cette livraison, choisissant de traiter des difficultés d’al-Qaïda, replaçant celle-ci dans son contexte, faisant la part de ses possibilités réelles, par rapport aux objectifs que l’organisation s’était fixé en 2001, et insistant sur l’impasse stratégique où elle se trouve. Inventeurs d’un jihad global, Oussama ben Laden et ses partisans, qui avaient pu bénéficier de conditions exceptionnelles lors de la guerre d’Afghanistan contre l’URSS, grisés par leur victoire auto-proclamée contre le communisme, ont vu leurs plans mis en échec, en particulier dans les pays arabes dont certains étaient leur cœur de cible : Arabie Saoudite, Palestine, Irak. Dans le premier cas, la confrontation avec le régime en place, qui manie habilement les incitations et la répression, ne leur a pas permis jusqu’ici de le déstabiliser. La Palestine, dont les mouvements religieux suivent un agenda national, leur est restée interdite, tandis que leurs hommes, trop intransigeants, trop transnationaux, perdent du terrain en Irak face à la répression et aux mouvements nationalistes sunnites, qui leur interdisent la constitution d’un "jihadistan" dans le pays. À défaut, al-Qaïda, est obligée de se redéployer au Maghreb, une zone périphérique de son point de vue, et de compenser la faiblesse de son implantation par un surcroît d’activité sur la scène médiatique, potentiellement décrédibilisant pour elle. Pour Jean-Pierre Filiu, si l’organisation demeure capable d’actions tactiques spectaculaires, sa stratégie, elle, est au point mort. Si certains points évoqués peuvent être discutés, il n’en demeure pas moins qu’on est là en présence d’un travail très stimulant, propre à nettement enrichir le débat sur ces questions



Commentaire, volume 31, numéro 124, hiver 2008-2009

- "L’histoire et l’avenir non écrit du salafisme" Hillel Fradkin pp.1083-1093
- "Israël a 110 ans !" Catherine Dupeyron pp. 1105-1112
- "Al-Qaïda à bout de souffle" Jean-Pierre Filiu pp. 1095-1103



À lire également :

- Sur les Frères Musulmans, Le Prophète et le Pharaon (Seuil, 1993), ouvrage majeur de Gilles Kepel sur la question. Sur leurs rapports avec le pouvoir égyptien, les travaux de Tewfiq Aclimandos Officiers et Frères musulmans (Égypte/Monde arabe, Deuxième série, 4-5,  2001)
- Sur la généalogie d’Israël, par exemple : L’imaginaire d’Israël, d'Anita Shapira (Calmann-Lévy, 2005)
- Jean-Pierre Filiu : L’Apocalypse dans l’Islam (Fayard, 2008), son dernier livre