Outre des notions de base, cette étude offre une approche approfondie de la mélancolie qui satisfera les attentes d'un large public.

En deux tableaux, trois images, le mélancolique – ce sujet si plein de lui-même – est couché sur la table. Jackie Pigeaud, solidement reconnu pour son expertise de la médecine ancienne et de la langue d’Athènes, procède en douceur : le médecin présente son sujet d’analyse par le biais d’images concrètes, très concrètes. Rien de tel pour pousser le lecteur dans l’abîme d’une thématique mystérieuse et fascinante. Le "piège" est particulièrement efficace lorsque celui qui lit a, trois ans plus tôt, regardé. Regardé et dévisagé, au cours de l’exposition "Mélancolie, génie et folie en Occident"   , le jeune hoplite   Démocleidès qui, à la proue d’un bateau, semble contempler le tragique, sa mort prochaine, la tête abandonnée au creux d’une main qui accueille ce qui est trop lourd   .

Voici l’une des positions clés qui permettent de reconnaître le mélancolique, cet étrange animal. La posture peut sembler assez banale : qui n’a pas, dans les méandres du découragement ou d’une tristesse passagère, confié le siège des idées sombres à ce reposoir très personnel – et très pratique – que constitue le bras terminé par une main ? Jackie Pigeaud cite le scientifique Archytas (oui, le scientifique, notons de suite que le choix n’est pas anodin) pour rappeler que : "De la même façon qu’il est difficile de trouver un poisson sans épine [arête], ainsi l’est-il de rencontrer un homme qui n’ait pas en lui quelque chose de douloureux comme une épine."  

Serions-nous donc tous des mélancoliques ? La réponse se devine aisément : la tendance mélancolique peut certes affecter tout un chacun, mais il faut ici rectifier son vocabulaire et parler de tristesse, de morosité provisoire, de déprime. N’est mélancolie au sens plein que cet état de douleur face à soi et au monde, qui affecte aussi bien l’intérieur que l’extérieur de l’individu, le physique tout autant que le mental, et qui se pose en toile de fond des moindres éléments de la vie. La mélancolie vraie n’est le châtiment/privilège que de quelques-uns, victimes et élus à fois. La dualité de la mélancolie, poison mais aussi élixir, est essentielle. Car si l’épine-arête dont parle Archytas est source de meurtrissure, elle offre également un pilier, un soutien, une structure. Il s’agit là de la leçon la plus évidente que cherche à appuyer Jackie Pigeaud. Et si l’arête du mélancolique mouille dans les marais les plus noirs, elle est aussi l’échelle qui permet de monter haut, très haut. Melancholia, Le malaise de l’individu reconnaît ainsi volontiers au mélancolique une prédisposition au génie, tout particulièrement lorsque le sujet se prête au jeu de la création. Monter très haut, c’est aussi être apte à ressentir avec plus d’intensité et de plénitude chaque émotion. On suspecte volontiers celui qui expérimente la peine la plus constante et la plus profonde d’être le mieux préparé pour goûter le sentiment de joie avec une force inégalée…



Un traitement vague du vague à l’âme…

N’allons pas plus loin dans ces remarques qui semblent établir le portrait-robot du mélancolique : Jackie Pigeaud lui-même ne fait qu’esquisser un profil type. Dans de précédents ouvrages   , l’auteur a été plus généreux en détails. Dans Melancholia, il renvoie donc allègrement à ce que d’autres de ses livres exposent déjà… à la grande déception du lecteur qui est en droit d’attendre – au vu du sujet annoncé et de la réputation de l’auteur – des éléments plus riches sur la réalité de la mélancolie.

Insistons bien : c’est la thématique portée par le titre qui semble trop timidement  palpée. L’ouvrage en lui-même regorge d’informations précieuses, de thèses audacieuses et de textes rarement mis en lumière. L'ouvrage sent l'érudition, on aurait presque le sentiment qu'il en déborde. Après avoir laissé le lecteur se questionner longuement sur la raison de tous ces tiroirs intellectuels ouverts, Jackie Pigeaud n'oublie pas de se justifier en affirmant, tout simplement, que les longs retours auxquels il procède (sur les Bacchantes d'Euripide ou sur l'importance de la figure de Dionysos, par exemple) sont essentiels pour mieux cerner la façon dont a été remplie la notion de mélancolie. On le croit sur parole ; on avait d'ailleurs pressentie l'utilité de ces informations. Mais on ne peut s'empêcher de demander des conclusions plus fermes et des liens entre les idées plus apparents. Les tiroirs semblent en effet être tirés dans le désordre, ouverts puis refermés, et finalement réouverts. Jackie Pigeaud assume ce procédé aléatoire, convaincu, par expérience, que les chemins du hasard offrent souvent des réponses.

Celui qui aura ouvert Melancholia "trompé" par un titre qui, parce qu’il est vague, semble promettre de redonner les fondements du sujet, aura tout de même trouvé des rappels de base, dont Jackie Pigeaud souligne l’importance. On confirme, une bonne fois pour toutes, que la mélancolie ne peut être chassée des terres où elle est née. Celui qui en souffre ne peut espérer la libération. Il peut simplement viser l’apaisement et tenter d’échapper, pour un moment, à lui-même. Les meilleurs chemins pour se quitter ? Le vin, la danse, la lecture de textes qui analysent ou, tout simplement, disent la mélancolie. Avis au mélancolique qui traîne sur les pages de Melancholia,  peut-être conscient déjà de ces différentes formes d'apaisement et qui vérifie, à la lecture de ce document, la thèse "lire la mélancolie calme la mélancolie". Si les rappels semblent donc n'apporter rien de nouveau, ils défendent noblement leur place dans les pages de Melancholia par leur vertu médicinale.



L'importance de la pensée médicale antique : le corps et l'esprit réconciliés

Au vu de ces lourds reproches, le dernier livre de Jackie Pigeaud serait-il bon pour la poubelle ? L'auteur regrette, maintes fois dans son ouvrage, que tel penseur soit "jeté avec l'eau du bain". L'auteur de Melancholia serait-il menacé par le même traitement ? Faut-il jeter Jackie Pigeaud avec le flot abondant de ses remarques de savant ? Certainement pas. Passer les détails à la passoire, à la limite, mais on ne peut ignorer les thèses fortes que porte Melancholia.

Le grand défi – et le grand mérite – de Jackie Pigeaud est de rendre ses honneurs à la pensée médicale. Ses armes ? Redécouvrir l'approche de la mélancolie par les savants de l'Antiquité, Hippocrate en tête des troupes. En ces temps lointains, on ne réduit pas la mélancolie à un trouble psychique indépendant. On observe avant tout, chez l'étrange animal qu'est le mélancolique, le dérèglement viscéral. Si l'âme a mal, le corps souffre aussi. L'un transmet ses négativités à l'autre, peu importe le sens. Le corps semble initier la spirale infernale lorsqu'il produit, au niveau de l'estomac, un excès de bile noire. Nombreux sont les penseurs qui reconnaissent à cette substance peu sympathique   le rôle de poison originel pour l'âme. Et lorsque l'âme est en souffrance, elle rend  au corps ses coups : la "vengeance" prend la forme de dysfonctionnements biologiques (problèmes de digestion, manifestations cutanées, par exemple), mais se constate aussi, au jour le jour, dans les positions corporelles du mélancolique, cette attitude endolorie, peureuse (en apparence), rétractée.

La culture européenne semble avoir oublié que l'Antiquité lui a offert ces précieuses leçons d'observation – qui invitent à regarder dans toutes les directions – et Jackie Pigeaud fait du thème "mélancolie" un prétexte pour remettre les choses à leur place. Il n'aurait pu trouver de meilleure excuse que ce trouble humain aux noms multiples (névrose, hystérie, dépression, folie, manie, ...) qui remet en cause, de la façon la plus évidente, la séparation du corps et de l'esprit. En traitant de la mélancolie, Jackie Pigeaud entend donc réconcilier l'âme et l'organe, pour le cas particulier, le philosophe et le médecin, pour la portée plus générale. Là encore, les savants de la période antique appellent l'admiration, eux qui ont construit leur médecine, en premier lieu, "comme discours général sur l'homme et sur son rapport avec le monde". Jackie Pigeaud souligne  que les grands auteurs, comme Hippocrate et Galien, ont fait le bon choix de la pluridisciplinarité : "Ils n'étaient pas seulement des médecins, comme on les voit aujourd'hui, c'est-à-dire des praticiens, mais les artisans d'un imaginaire extraordinaire, d'une richesse littéraire et philosophique exceptionnelle." Aujourd'hui, quelques disciplines se souviennent encore de l'importance de cet apport, comme la psychopathologie, qui demeure une science médicale réfléchissant sur  les passions et les émotions.

En amenant le constat surprenant d'une très grande proximité entre la pensée du XXIe siècle et la pensée antique, Jackie Pigeaud réussit à réveiller les mémoires sur un fait plus général : bien au-delà de la pensée médicale, c'est tout notre imaginaire que les auteurs antiques ont structuré et rempli. Sans un titre qu'on peut accuser à juste... titre de trompeur ou de trop facile, car trop simplifié, on pourrait avoir envie de s'enthousiasmer pour un Melancholia fort en idées