Avec cette histoire culturelle du kitsch, l'auteur reconsidère ce phénomène esthétique, souvent dédaigné et assimilé au mauvais goût.  

Au fond d'un récif artificiel

C'est une évidence : Céleste Olalquiaga n’a rien à voir avec l'événement artistique presque simultané à la sortie de cet ouvrage, l'exposition de Jeff Koons qui a eu lieu du 10 septembre 2008 au 4 janvier 2009 au château de Versailles. Pourtant, du fait du titre de "roi du kitsch" souvent attribué à Jeff Koons, il serait tentant de faire un premier rapprochement entre les deux ; d'autant que l'auteur, dans une introduction aux allures de poésie marine, évoque avec récurrence l'image d'un "bernard l'ermite"... écho à l'emblématique homard gonflable de l'artiste ?

Avec Céleste Olalquiaga, le kitsch est saisi hors de sa considération générale (objet ayant subi un déplacement de sens appauvrissant) pour passer sous le crible d'un regard à la fois sociologique, historique, et artistique (avec parfois même un soupçon de psychanalyse freudienne). Céleste Olalquiaga est en effet historienne culturelle, fascinée dans l'ensemble de ses oeuvres par la modernité et ses traces. Elle écrit et publie en 1998 : The Artificial Kingdom : A Treasury of the Kitsch Sensibility, édité ici par les éditions Fage sous le titre Royaume de l'artifice. L'Émergence du kitsch au XIXe siècle. Le ton semble donné : il sera question d'une histoire du kitsch. Or, la lecture du livre offre bien plus. En effet, à l'issue de cette série de considérations émerge une synthèse, ou un mode de pensée unique et singulier, qui trouvera même à redire à l'incontournable Clément Greenberg et à l'introduction de son œuvre Art et Culture   .



Avant-garde et kitsch

Si pour Clément Greenberg le kitsch est, en somme, un "ramassis de faux-semblants"   tirant de la richesse de la culture une série de démarches empiriques et de stratagèmes essentiels, il est porteur d'une facette nouvelle pour Céleste Olalquiaga : le kitsch reconvoque ce qui reste enfoui dans une sphère du souvenir, d'un fantasme nostalgique, d'un spleen baudelairien. Si les néo-dadas comme Robert Rauschenberg transformèrent le dadaïsme en positivité, alors Céleste Olalquiaga est à l'origine d'un retournement positif du kitsch   conçu ici comme générateur d'une création nouvelle, porteuse d'un sens loin de la pauvreté pop décriée par tous ses détracteurs   .

Au XIXe siècle justement, le mot apparait en Allemagne, dérivé de kitschen, dont le sens n'est pas le même que l'anglais du mot cuisine, kitchen, mais signifie "bâcler" ou "faire du neuf avec du vieux". Le kitsch se caractérise par un déplacement de sens, ou le déplacement d'un objet déchu vers un statut de camelote. Pire encore, Kundera et surtout Greenberg tisseront un lien entre le totalitarisme, le conditionnement et le kitsch ; Greenberg n'hésitant pas à développer un rapport étroit entre le principe du kitsch et le "réalisme socialiste" de Répine, reconnu par un peuple soviétique culturellement conditionné   . Toutefois, la sémantique porte toujours une série de complexités et le kitsch ne se définit pas uniquement par sa dimension péjorativement pop. Bien qu’associé à des valeurs péjoratives, le kitsch n'en est pas moins appréciable alors que l’avant-garde défendue par Greenberg, porteuse de valeurs les plus élevées, l’art et la modernité, est considérée comme élitiste. Finalement, l'avant-garde et le kitsch entretiennent une relation plus ambiguë que ce qu'on pourrait déterminer en lisant Greenberg et sa conception d'un kitsch d' "arrière-garde" : "[...] le kitsch devient l’indispensable compagnon de l’avant-garde qui permet de partager et d’assimiler une invention sans lui inassimilable."  

Portant tout le long de son œuvre la pensée de Walter Benjamin, l'auteur vient alors révéler une nouvelle dimension du kitsch soutenue par l'histoire elle-même. Comme pour retrouver les fondements du kitsch - archéologie de sens - et pour en déterminer un fil conducteur, arbre généalogique de ce qui définit le kitsch et son paradigme, Céleste Olaquialga dresse un historique saisissant, une histoire du kitsch au XIXe siècle, quête de son essence.



Dresser un historique et peindre la figure d'une époque en mouvement

Cette poétique d'historien n'est pas de tout repos. Pour garantir une compréhension claire de cette évolution, l'auteur nous plonge dans un Paris du XIXe siècle, profondément bouleversé par la révolution industrielle qui eut des impacts majeurs dans la vie des parisiens : Haussmann remanie diamétralement Paris et ses artères, la Tour Eiffel est à mi-parcours de sa construction ; le Paris du XIXe subit un grand nombre de changements à l'image de la modernité qui la détermine alors. L'objet manufacturé, artisanal, est devenu industrie et production de masse. L'objet perd alors, dans le surnombre, son caractère unique. De cette perte émerge une nouvelle notion en opposition, en résistance, face à ce phénomène de démultiplication : l'authenticité. L'authenticité est elle même mise en tension avec une notion clef pour Céleste Olalquiaga, "l'unicité", qui serait (par opposition avec l'authentique) l'effectivité affective du rapport entre l'objet et son possesseur, objet de masse ou non, d'une aura unique. De cette première constatation sont posées les bases d'une réflexion qui prendra peu à peu son sens au fil de la lecture du livre.

La question de la collection, considérée par beaucoup, notamment par Zilberberg, comme une des composantes même du kitsch, est ensuite abordée. La modernité permet une maîtrise nouvelle des matériaux : le verre permet de conserver, créer une distance psychique et physique entre le regardant et l'objet, ainsi protégé. Le verre devenant la métaphore filée de l'évolution technique, ses différentes déclinaisons et diversités servent successivement d'exemples   . Du verre dans les galeries marchandes (et du principe de "lèche-vitrine") au verre utilisé pour les presse-papiers "boule de neige" (à secouer pour voir la Tour Eiffel miniature sous la neige) qui faisaient fureur à l'époque, l'objet est alors mis au centre d'une réflexion en tension avec le nouveau visage d'une époque changeante. Le XIXe siècle, notons-le, est porté par un courant, une mode de la collection d'objets naturels. Un regard sur la nature figée, culte de ce qui est passé, culture du souvenir... Ainsi émerge un nouveau principe : le retour vers un passé, nostalgique, mélancolique.

De la ruine au kitsch

Un autre axe majeur de l'étude de Céleste Olalquiaga est la question de la ruine. Utilisant la figure de l'Atlantide (nouvelle figure marine, mythe personnel de l'auteur) pour donner forme à cette question, l'auteur s'intéresse à la ruine comme nouvel objet kitsch, comme figure d'un déclin, d'une perte, notamment grâce à une réflexion sur l'allégorie : le kitsch devient un objet-souvenir, kitsch nostalgique, et renvoie à ce qui lui a donné naissance, comme une référence, ruine de grandeur. "L'allégorie est le mécanisme actif du kitsch mélancolique" dira l'auteur elle-même. Céleste Olalquiaga expose ici une époque marquée par une volonté de saisir l'insaisissable autant que de réunir le fragmentaire d'une civilisation en perdition. Fausse ruine et grotesque sont tour à tour analysés comme les appareils constitutifs du kitsch, comme outils du souvenir. La ruine est un fantasme, fantasme de ce qui est déchu et était porteur d'une grandeur. Les empires eux mêmes disparaissent, il suffit pour cela de voir les ruines romaines qui ont tant fasciné la peinture de Poussin, Claude Le Lorrain, Turner, voire Whistler : mais dans tout cela, la nature reste. Même si le kitsch est faux, sonne faux, et se manifeste comme faux, il porte une force affective irrésistible qui le hisse à un degré neuf, inattendu jusqu'alors.

 

Finalement ?

Céleste Olalquiaga surprend, du moins, dans un premier temps. Se situant à contre courant d'un fantasmatique mode de pensée dominant sur le kitsch comme objet moindre (si l'on considère les choses en dépit de l'apport d'artistes comme Koons ou Murakami qui déterminèrent le kitsch comme l'un des codes de l'art contemporain), Céleste Olalquiaga succède à Sternberg ou Moles, autres rares défenseurs du kitsch, insistant sur la positivité du principe né de Louis II de Bavière et de ses châteaux surchargés de mauvais goût.

La positivité du kitsch s'oppose à sa définition première : le "royaume de l'artifice" devient le royaume du souvenir, d'une marche volontaire ou inconsciente vers un passé, une ruine de grandeur. Nous ne sommes pas comme chez Greenberg dans une réflexion sur l'objet d'art, mais sur l'objet en tant qu'artefact trivial. Si l'analogie avec le monde marin peut sembler, au premier abord, pesante, lointaine de toute esthétique au sens propre du terme - réflexion sur l'art rigoureuse - elle tire peu à peu son sens dans la poétique qui, finalement, semble entourer l'objet kitsch et qui donne une unité cohérente à la pensée de l'auteur. L'objet se détermine dans un rapport des affects, en dépit de sa valeur objective ou sociale.

En laissant s'entrecroiser les disciplines, l'histoire côtoie la sociologie et l'art et laisse alors émerger plusieurs questions fondamentales, tout en en ignorant d'autres, sur l'essence du kitsch et sa compréhension dans la société moderne et contemporaine. De cet objet moindre, moins bon que l'original, à cet autre artefact porteur d'unicité, de mélancolie, de ruine d'un temps, quel est le véritable visage de l'objet kitsch ? En dépit d'une approche de surface offerte par l'auteur qui s'intéressera ainsi plus à des cas particuliers historiques qu'aux propriétés immanentes   de l'objet kitsch, voila une belle question posée ici par le Royaume de l'Artifice, plongée sous-marine vers l'essence du souvenir...

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.