Un retour nécessaire parce que trop rare sur le parcours hors-norme de l'un des plus grands intellectuels du siècle dernier.

Ces dernières années, le monde des sciences humaines a vu partir ses plus grands noms   , Maxime Rodinson y compris. Les personnes qui l'ont côtoyé, étudié ou eu comme professeur à la Sorbonne ne s'y font toujours pas : depuis sa disparition, un vide s'est installé dans le monde des arabisants, des linguistes et même des anthropologues.

L'ouvrage de Sébastien Boussois, Maxime Rodinson, un intellectuel du XXè siècle, ne se veut pas une critique de la pensée de Rodinson. L'auteur ne s'en cache pas et l'exprime clairement dès l'introduction : "J'espère [...] donner envie de découvrir ou redécouvrir le travail d'un homme qui ne doit pas tomber dans l'ombre." Malgré ce parti-pris affiché, le livre n'en reste pas moins un formidable document (biographique mais pas seulement) sur l'un des plus grands intellectuels français du XXème siècle.

La première partie revient, sous forme de courtes interviews, sur ce que représente Rodinson aux yeux de chercheurs, de professeurs ou d'anciens camarades du PCF. Alain Gresh, spécialiste du Proche-Orient et directeur-adjoint du Monde Diplomatique, ne tarit pas d'éloges : "C'était sans conteste l'un des plus grands intellectuels en France". Farouk Mardam Bey, historien et conseiller culturel à l'Institut du monde arabe, regrette que, dès sa mort, Rodinson tombe déjà quelque peu dans l'oubli : "Je n'ai pas vu ou entendu lors de sa mort, ni à l'Université ni ailleurs, les hommages auxquels il avait droit. Déjà, durant les dernières années de sa vie, lorsqu'il n'était plus aussi actif qu'auparavant, on ne le citait déjà presque plus." Après que des milliers d'étudiants et de chercheurs se sont penchés sur ses œuvres de son vivant, se peut-il que Maxime Rodinson tombe aujourd'hui dans l'oubli ? C'est probablement pour lutter contre une réponse positive à cette question que ce livre est écrit. Mais réussit-il son pari ?



"Si un homme meurt, l'héritage spirituel, jamais, à condition de vouloir le cultiver"

Jusqu'à la fin, Maxime Rodinson a écrit. Il a empli les bibliothèques d'ouvrages dont beaucoup font référence encore aujourd'hui   . Passionné par le monde arabe, mais aussi par la linguistique, Rodinson l'autodidacte s'est formé en lisant, en se questionnant et en remettant tout en question régulièrement. Certaines anecdotes émaillent le livre et prouvent que Rodinson était une sorte d'OVNI, même pour ses amis les plus intimes. Samir Amin étaient de ceux-là : "Lorsqu'il m'[a parlé de son livre sur Mahomet], je me suis demandé ce qu'il allait nous apprendre, à nous les Arabes, sur Mahomet. Il a fait cet ouvrage avec un sérieux tel qu'il a bluffé tous ceux qui comme moi connaissaient les textes religieux."  Samir Amin se penche aussi sur la capacité exceptionnelle qu'avait son ami de comprendre et d'apprendre les langues : "Un jour, j'évoquais à Rodinson l'histoire d'un collègue qui prétendait parler trente-cinq langues et que j'avais pris pour un blagueur. Il me répondit, toujours avec cette modestie qui le caractérisait, que lui pouvait se débrouiller... dans une cinquantaine d'entre elles. Lui ne blaguait pas : il connaissait véritablement cinquante langues."



Érudit critique et critiqué

Critiqué pour son appui à la cause palestinienne   , Rodinson n'a jamais anandonné ses idéaux, même si à la fin de sa vie il prit le plus de recul possible. Malgré une opinion publique à l'époque très largement favorable à l'État hébreu, Rodinson alignait ses arguments, affirmant sa rhétorique à force d'exemples sourcés.

Grâce au nombre incalculable de livres feuilletés, d'informations ingurgitées, Rodinson a mis les pieds là où beaucoup d'Occidentaux ne se seraient pas aventurés, par manque d'envie, par idéologie ou, tout simplement, par manque d'idées. Rodinson fait aujourd'hui figure de précurseur au vu de cette "vague" de nouveaux historiens qui montrent Israël sous un nouveau jour. Denis Charbit, historien à l'Open University de Tel-Aviv déclare : "Depuis que les nouveaux historiens ont apporté leurs lumières critiques sur les origines d'Israël, l'essai de Rodinson [Israël : fait colonial ?] mérite d'être lu de nos jours avec sérénité. [...] Que Benny Morris, Ilan Pappé, Gershon Shafir et Avi Shlaïm aient eu ou non ce texte entre les mains, Rodinson pourrait être considéré comme un précurseur de cette histoire révisée d'Israël."

Ancien du PCF, marxiste de par son éducation   , Rodinson croyait à l'édification d'une société sans classe. Mais il ne mâchait pas ses mots pour autant : en 1958, il est  évincé du parti pour "indépendance". Pourtant, il n'a jamais renié le marxisme, pourvu qu'il soit critique   .

L'ouvrage de Sébastien Boussois est donc indispensable à quiconque souhaite en savoir plus sur cet homme. Les témoignages montrent comment était consudéré Rodinson par ses pairs, et on pourrait simplement déplorer qu'il n'y ait pas vraiment d'intervention critique, même si comme l'a avoué l'auteur, ce n'était pas le but de ce livre. Les extraits inédits des carnets personnels de Rodinson et la préface écrite par l'un de ses fils montrent, là encore, l'érudit sous une autre face, moins connue.

Dans sa globalité, ce livre réussit son pari : faire revivre le travail de Maxime Rodinson. L'actualité de ces derniers temps prouve, s’il le fallait encore, combien la compréhension de cette région du monde est indispensable, qui plus est par une approche alternative à celle en place actuellement. Une approche différente que Rodison apporte à chaque ligne. Rodinson n'est pas prêt de tomber dans l'ombre. Son travail a été trop important et il est certain que les générations futures se pencheront encore sur le travail de ce grand intellectuel. Mais si son œuvre perdure, la question reste : "Qui le remplacera, qui prendra sa relève ?" Le véritable problème est sûrement là. Car pour rassurer Sébastien Boussois, Rodinson n'est pas oublié. Il est simplement silencieux