Malgré la renommée de ses auteurs, cette étude concilie hasardeusement science et théologie, au profit d'une théorie superflue et contestable.  

Quoi de plus naturel que de commencer un livre par la quatrième de couverture ? Après tout, c’est une démarche légitime. Ici, on trouvera d’abord la (trop ?) célèbre citation de Rabelais, "Science sans conscience n’est que ruine de l’âme", qui nous rappelle avec un brin de nostalgie nos premières dissertations en classe de philosophie. Le premier paragraphe annonce fièrement que nous avons entre les mains les "contributions de personnalités – dont sept prix Nobel". Une deuxième couche à la fin du même paragraphe précise que "Quatre prix Nobel se livrent notamment à un débat sur la nature de la vie et le processus de l’évolution." Allons donc, de grands chercheurs, que dis-je, des sommités dont le savoir ne pourra être remis en question, vont nous apporter quelques précisions sur l’évolution. Subrepticement, le deuxième paragraphe nous indique qu’il y aura "des considérations philosophiques et même théologiques". La belle affaire ! Que vient faire ici la théologie ? Les esprits critiques auront déjà compris qu’il est question d’en imposer au lecteur à coup de prix Nobel pour introduire insidieusement une remise en cause des théories de l’évolution.

 

L'expression d'un nouveau recul de l'intelligent design ou sa nouvelle forme pernicieuse ?

En cette année Darwin (200 ans de sa naissance,150 ans après la parution de L’origine des espèces), Jean Staune semble tenir à se pavaner comme "maître de conférences à HEC", alors que sur son site comme sous Wikipédia, il est contraint à plus de modestie avec le titre de "chargé de cours". Que voulez-vous, devant tant de prix Nobel ! De même, "l’Université interdisciplinaire de Paris" (UIP), dont il est secrétaire général n’a absolument rien d’une université : cette association, l’UIP est régie selon la loi 1901 et n’est que le réceptacle d’importants financements de la fondation Templeton, connue aux États-Unis pour fédérer les "recherches" autour du Dessein intelligent, (Intelligent Design ; théorie pseudo-scientifique selon laquelle il y aurait "quelque chose" d’intelligent, une puissance supérieure, un dieu par exemple, qui expliquerait la création du Monde mieux que les théories scientifiques comme la théorie de l’évolution   ).

Dans sa préface, Jean Staune se réfère à Raymond Chiao pour introduire l’idée d’une nouvelle convergence entre science et religion   . Mais ce livre révèle une unique vraie bonne nouvelle, qui se doit d’être annoncée (urbi et orbi ?) au plus vite : après des années pendant lesquelles le créationnisme constituait le fer de lance de la lutte contre le darwinisme, on se souvient qu’à la fin du siècle dernier le Vatican et quelques autre officines réactionnaires avaient introduit la théorie de l’Intelligent design, d’ailleurs reprise en ces termes par M. Staune : "l’évolution implique l’existence d’un algorithme contrôle optimal"   . La bonne nouvelle, c’est qu’on assiste à un nouveau recul : le "grand théologien" (sic) Robert Russell ouvre une troisième voie, se plaçant "entre l’Intelligent design et ceux prônant l’indépendance entre science et religion." On peut d’ailleurs imaginer que M. Staune a dû être sensible à l’autre nouvelle convergence entre science et religion, lorsqu’il a vu très récemment le président iranien Ahmadinejad exécuter une prière collective pour le décollage d’une fusée…

Des sommités, dans quel domaine au juste ?

À moins de s’intéresser au second degré à ce type d’écrits, il est très délicat de lire toutes les contributions de ce livre, qui rapidement peuvent provoquer un phénomène étrange : la chute au sol. Si chaque exposé est précédé du CV détaillé de l’auteur, on comprend bien qu’il s’agit d’user d’un stratagème bien connu, l’argument d’autorité. Bassarab Nicolescu, par exemple, est présenté   pour ses fonctions de chercheur au CNRS, et non pour le soutien qu’il apporte à la "scientologie scientifique". Même chose pour William B. Hurlbut, dont les positions "pro-life" sont tues.

La religion chrétienne fait des apparitions étonnantes, au détour des pages. Puisque Raymond Chiao par exemple, n’a pas la chance d’être un lauréat du Nobel (a-t-il été payé moins que les autres ?), il en cite à tour de bras dans son article et annonce tout à coup   "La phrase qui récapitulerait peut-être le mieux la situation est une citation de Saint-Paul : "Aujourd’hui nous voyons les choses à travers une vitre obscure, un jour nous les verrons face à face." " Nous voilà bien avancés, avec ces platitudes théologiques savamment distillées. Plus loin, c’est Werner Arber qui dans sa contribution intitulée "Sagesse traditionnelle et savoir récemment acquis sur l'évolution biologique", se met à citer l’Ancien Testament en appelant à des "synthèses" entre créationnisme et darwinisme trop souvent représentés par des "dogmatiques". Dès la troisième page de son exposé, au sujet de la quantité d’information contenue dans le génome d’Escherichia coli, il sort "Par exemple, avec ses 4,7 millions de paires de base, le génome fort bien étudié de la bactérie Escherichia Coli correspond assez bien à la Bible." Quinze pages plus loin, on a droit à deux sections sobrement résumées par "Dieu évalue la création accomplie comme bonne" et "Où réside l'influence divine dans la vision du monde projetée ?". Sa conclusion concerne une interprétation du 4ème commandement (celui selon lequel le dimanche doit rester férié pour "honorer la Création"   )

 

Galilée aurait dû discuter "paisiblement" avec l'Église !

En lisant un des 17 exposés de ce type, on peut repenser au livre de Sokal et Bricmont   , tant les confusions sont patentes et l’interprétation des résultats scientifiques erronée ou au mieux exagérée. Dans son article "Complexité du monde physique et biologique et saine épistémologie scientifique"   , Pierre-Perrier-de-l’Académie-des-sciences commence par mal vulgariser le théorème de Gödel ("il existe toujours une limite à la rationalisation de tout modèle mathématique cohérent") pour affirmer qu’il n’est "plus possible de fonder une chaîne de raisonnement sans faille en oubliant qu’elle repose sur une base totalement indémontrable." L’anti-darwinisme ne pointe que p. 236, avec ce paragraphe magistral : "Darwin ne savait pas, par manque de bases épistémologiques, qu’il entrait dans le laboratoire des hypothèses-scientifiques-logiques-par-rapport-aux-connaissances-du-moment avec présupposé métaphysique (transmis le plus souvent inconsciemment par la culture) orientant son point de vue au-delà de ce qui est propre à la démarche scientifique". Hop là, exit le Darwin piètre épistémologue. C’est pas de sa faute, c’était son inconscient ! L’attaque en règle est développée dans les sections suivantes " "God of the gaps" ? ou plutôt "Darwin of the gaps" ". C’est en fait surtout Dawkins qui est attaqué pour conclure   "[qu’]il ne faut plus parler, comme on le fait dans le débat passionnel qui est passé du Royaume-Uni aux États-Unis, de la certitude, non prouvée scientifiquement, que le hasard a eu le temps d’agir." La suite relève d’une méconnaissance impressionnante de l’histoire de la théorie de l’information, avant une conclusion qui accuse Galilée d’avoir préféré "justifier ses recherches par la mise en cause de religieux avec qui il aurait plutôt dû discuter paisiblement". C’est vrai quoi, une petite discussion au coin du feu… du bûcher d’un astronome, c’est sympathique ! C’était d’ailleurs en substance l’opinion de Claude Allègre sur Galilée, dans son livre Dieu face à la science   .

 

Prigogine, de la secte Moon à l'UIP

Pour finir, et sans verser dans le messianisme, encore une bonne nouvelle et une moins bonne. La moins bonne d’abord, c’est que manifestement on peut avoir été un bon scientifique et tomber bien bas quand on sort de son domaine de compétence (la citation de Rabelais, on y revient !). La bonne, c’est que même dans ce cas, on peut quand même accumuler des titres ronflants, donner des conférences à l’Université (sic) interdisciplinaire de Paris et être publié aux Presse de la Renaissance ! Il y en a même qui sont très forts, comme le "vicomte Ilya Prigogine"   qui bien que mort en mai 2003, a contribué à cet ouvrage qui rassemble les textes de conférences tenues à l’UIP depuis 1995. En 1975 déjà, Prigogine participait avec dix autres lauréats du Nobel à une conférence sur l’unité des sciences qui devait être trouvée dans "l’esprit cosmique". Cette conférence était ouvertement organisée par le "révérend" (sic) Sun Myung Moon, mieux connu du grand public pour sa secte   . Il semblerait donc qu’après la secte Moon, ce soit l’UIP qui ait repris le flambeau…

 

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