Une enquête sur les premiers siècles du christianisme à la fois savante et plaisante.

Le dernier ouvrage de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus sans Jésus, vient achever, dans une logique trinitaire qui sied particulièrement bien à son sujet, la série entamée avec Jésus contre Jésus et Jésus après Jésus. Jésus sans Jésus, enquête sur les premiers siècles du christianisme, est complété par une série d’émissions diffusées sur Arte en décembre 2008, intitulée L’Apocalypse, de même que les deux ouvrages précédents accompagnaient deux séries télévisées, Corpus Christi et l’Origine du christianisme. L’exploitation de ce double média, télévision et livre (le livre est d’ailleurs lui-même édité en collaboration par le Seuil et ARTE Éditions), est en parfaite cohérence avec le ton et le but des auteurs : faire œuvre de vulgarisation, à la fois plaisante et savante.

Plonger des lecteurs, aussi curieux et bien disposés soient-ils, dans le récit complexe et lointain de la naissance de la religion chrétienne n’est pas chose facile, et le risque était indéniable de produire un discours certes exact scientifiquement mais qui demeure obscur pour le non-spécialiste. Gérard Mordillat et Jérôme Prieur parviennent pourtant à mettre le lecteur à l’aise, en proposant un ouvrage relativement bref (257 pages), au rythme rapide : chaque grand chapitre (il y en a huit), est subdivisé en sections de deux ou trois pages, ce qui a pour effet de rendre la lecture dynamique.

À ce rythme plaisant vient s’ajouter un second outil très efficace : les notes d’humour qui ponctuent le texte et qui naissent le plus souvent de comparaisons volontairement anachroniques. Ainsi, pour mieux expliciter le talent de l’empereur Constantin pour éliminer ses adversaires, les auteurs n’hésitent pas à déclarer : "Ce ne sont pas, comme dans le célèbre roman d’Agatha Christie, les dix petits nègres qui vont disparaître un à un, mais sept "empereurs", battus sur le terrain, éliminés par ruse, […] par le plus astucieux d’entre eux, le plus opiniâtre, Constantin."   Au moment où l’on pourrait se sentir perdu au milieu de tous les augustes et les césars (de Dioclétien à Constance Chlore, puis de Sévère à Licinius, en passant par Maxence) qui se disputent la domination des parties orientales et occidentales de l’Empire, cette analogie avec une œuvre connue du grand public (quoi de plus démocratique que le roman policier ?) remet immédiatement le lecteur sur la voie de la compréhension.

Gérard Mordillat et Jérôme Prieur annoncent d’emblée leur intention dans la préface ; il s’agit pour eux – ils le disent en citant l’historien Charles Guignebert – de "démontrer que l’histoire chrétienne est une histoire comme les autres, que les faits qui la constituent sont des faits commes les autres, qui sont connus par des textes accessibles comme d’autres à la recherche critique, poussée en dehors de toutes les confessions, dans l’absolue sérénité de l’indifférence scientifique"     . Et ils tiennent parole en prenant soin de ne pas verser dans la caricature. Il s’agit d’essayer de reconstituer des réalités historiques oubliées au profit de constructions idéologiques a posteriori : rappeler par exemple, que "pas plus qu’ils n’attendaient la mort de Jésus, les disciples n’attendaient [sa] résurrection. Qu’un homme revienne à la vie devait être aussi difficile à concevoir pour des juifs du Ier siècle que pour nous aujourd’hui."   Et les auteurs de montrer les indéniables "traces de cet embarras [qui] abondent dans le Nouveau Testament"   .


 
Les auteurs essaient de redonner aux personnages une dimension historique, que cela concerne Jésus, les premiers chrétiens, les Juifs ou les Romains. À propos de Jésus, nous sommes invités à comprendre qu’il n’était qu’un Juif parmi d’autres Juifs dans une époque messianique ; et les remarques qui mêlent le sérieux – l’explication étymologique – à l’agréable facilitent la désacralisation : "Le mot christianoï est un terme grec, mais son suffixe est de formation latine. […] L’appellation contenait vraisemblablement du mépris, puisque le Christ, celui qui a été "oint", peut être vu littéralement comme l’ "huileux", le "pommadé", le "gominé". Et il ne devait pas être vraiment reluisant d’être les disciples d’un "gominé" […]."  
 
Ce travail ne s’applique pas seulement aux personnages historiques, mais également aux textes fondateurs du christianisme. Ainsi de l’Apocalypse, par exemple, qui serait à nos yeux "un monde peuplé de symboles, grouillant d’un imaginaire monstrueux, innervé de phrases énigmatiques, une vague géante de mots cryptés qui semble se dresser devant le lecteur, avant de s’abattre sur lui", un texte "devenu synonyme de ce qui peut arriver de pire à l’humanité"   que nous aurions, en réalité, totalement dévoyé de son sens initial. Il était à l’origine une exhortation faite aux Juifs à "s’arracher à Rome, à tout ce qu’elle symbolise : le pouvoir, la force, l’absolutisme, le commerce, l’argent ; tout ce qu’elle est : ses richesses, ses fastes, ses turpitudes ; tout ce qu’elle incarne : le vol, le crime, l’impiété"   . Il nous faut nous souvenir que pour les Juifs et pour Jean de Patmos, rédacteur de l’Apocalypse, Rome était avant tout la puissance païenne qui occupe la Terre sainte.

Sans doute encore plus révélateur, Mordillat et Prieur nous rappellent que si l’Apocalypse a posé beaucoup de problèmes d’interprétation, c’est qu’elle a une qualité rare : "C’est peu dire que l’Apocalypse est un brûlot antiromain, et l’exception est de taille dans les écrits chrétiens ! En effet, dans la majorité des textes du Nouveau Testament, la complaisance, voire l’obséquiosité, à l’égard du pouvoir politique est la règle sous-jacente."   Quoi de plus malcommode à assumer pour l’Église qu’un texte qui annonce haut et fort que l’oppresseur romain sera puni et périra par le feu ? En effet, dans une énumération à charge, les auteurs voient en l’Église une institution du côté du pouvoir oppresseur   ), ayant "béni pêle-mêle les croisades, l’esclavagisme, les pogroms du Moyen Âge, l’Inquisition, la conquête de l’Amérique du Sud, le génocide des Indiens d’Amérique du Nord, toutes les guerres impérialistes, la colonisation, sans parler de la dernière guerre mondiale [et de] sa lâcheté si ce n’est sa connivence avec les régimes fascistes et nazis"   .

Cette liste est sans doute trop rapide mais elle illustre bien la volonté provocatrice des auteurs. Si, d’un côté, elle peut les conduire comme ici à des affirmations trop simplificatrices, elle peut, par ailleurs, se révéler efficace pour aider à réviser une opinion commune et peu remise en question. Ainsi, à propos de l’empereur Constantin par exemple, il est rappelé combien l’usage que ce dernier fit du christianisme était stratégique, et avec quelle habileté il sut l’instrumentaliser à plusieurs reprises. Il l’institua comme religion officielle. Or on a oublié, avec le temps et le travail idéologique mené par des générations de théologiens, que c’est sans doute plus le christianisme qui doit aux talents militaires de Constantin que la réussite militaire à la protection de Jésus.



Tout d’abord, lors de la bataille du Pont Milvius contre Maxence (immortalisée dans les superbes fresques de Piero della Francesca à Arezzo), où Maxence disposait "symboliquement de tous les dieux de Rome" et où il était "lui-même descendant d’Hercule par son père Maximien, divinisé à sa mort. Face à lui, Constantin ne fait pas le poids"   . C’est alors que, de façon très opportune, juste avant la bataille, Jésus apparaît à Constantin en songe, de sorte que ce dernier décide de se placer sous la protection du dieu chrétien. Et il gagne la bataille…

Plus tard, lorsque Constantin s’oppose non plus à Maxence mais à Licinius pour la domination sur l’Empire, il fait de nouveau appel à la religion chrétienne. Jouant le moderne contre l’ancien, il se fait le "champion de la cause chrétienne" face à un Licinius "défenseur de la religion traditionnelle" (païenne). Il gagne à nouveau la bataille et devient maître absolu de l’Empire, d’Orient et d’Occident.

Et pour finir, troisième et dernier usage stratégique de la nouvelle religion par l’habile Constantin : "Une fois seul empereur … [il] se doit d’assurer l’unité de l’Empire. Ainsi se retrouve-t-il à faire de la cohésion de l’Église son affaire […] l’unité de l’Église devenant garante de celle de l’Empire."   De religion nouvelle avant la bataille du pont Milvius, le christianisme devient institutionnel et sert l’unification de l’Empire, avant tout par la volonté d’un seul homme. Il est compréhensible, pour une religion qui s’est affirmée comme religion d’amour, que ces origines guerrières aient été soigneusement atténuées, à défaut d’être gommées.

Enfin, l’ouvrage se conclut sur ce retournement fondamental – axe central de la réflexion, abordé à plusieurs reprises tout au long du livre – qui fait que, dès que le christianisme a été religion officielle, il s’est retourné contre sa matrice qu’il ne voulait plus voir comme telle, le judaïsme : "Tantôt avec colère, tantôt avec désespoir, les chrétiens doivent confesser leur appartenance à une religion dont l’inspirateur, sinon le fondateur, n’est pas de la même religion qu’eux."   Ce tabou de l’origine, cette négation de l’identité juive des premiers chrétiens – du premier chrétien – a été si solidement construit, argumenté et institutionnalisé, qu’il aura fallu près de deux millénaires avant que puisse advenir ce qui paraît pourtant d’une pertinence historique indéniable : la réappropriation des textes chrétiens des origines par les chercheurs (David Flusser ou encore aujourd’hui Geza Vermes ou Guy Stroumsa   ) "comme des témoignages précieux sur le judaïsme des deux premiers siècles"   .

Et les auteurs de rapporter ce mot de Joseph Klausner (le premier à s’être intéressé à la question dans les années 1930) à son neveu, l’écrivain Amos Oz : "Quand tu sera grand, mon cher enfant, tu liras le Nouveau Testament […] et tu t’apercevras que cet homme était de notre chair et de nos os, que c’était […] un rêveur dépourvu de toute compréhension politique, qui trouverait parfaitement sa place au panthéon des grands hommes d’Israël, près de Baruch Spinoza, qui mériterait également qu’on lève l’anathème dont il fut frappé."