La qualité des décisions de justice conduit à interroger l’efficience administrative, économique et démocratique des systèmes judiciaires européens.

En ces temps inexorablement gestionnaires, virant parfois au duel entre "lolfistes" et "anti-lolfistes"   , opposant efficacité et qualité de la justice, mais aussi efficacité et libertés publiques, les éditions du conseil de l’Europe, sous la direction de Pascal Mbongo, professeur à la faculté de droit de Poitiers et à l’institut d’études politiques de Paris, publient fort opportunément les actes du colloque de Poitiers organisés les 8, 9 et 10 mars 2007 autour du thème de la qualité des décisions de justice.

Quatorze universitaires, chercheurs, praticiens du droit, s’accordent globalement à considérer que d’une conception substantielle de la qualité des décisions de justice (contrôle de la légalité, de la proportionnalité et de la motivation des décisions), la réflexion a tout d’abord glissé vers une conception procédurale visant à garantir le respect des principes du procès équitable tels que définis par la CEDH ( principe du contradictoire, de l’impartialité du juge, principe d’une justice accessible, égalitaire, prévisible, rendue dans des délais raisonnables), pour enfin, promouvoir une conception managériale (conditions dans lesquelles la justice est administrée et rendue).

Natalie Fricero, professeur à la faculté de droit de Nice et directrice de l’institut d’études judiciaires, s’attache à démontrer que l’article 6 de la Convention, fondement d’un véritable ordre public du procès civil et pénal sur lequel repose le crédit fait aux systèmes judiciaires européens, loin d’être aux antipodes des soucis de bonne gouvernance, d’optimisation des moyens et de rationalisation des organisations de travail, est au contraire, fondé du point de vue de l’efficacité économique. Ainsi, l’exigence du délai raisonnable autant que celle du contradictoire et de l’égalité des armes, en interdisant l’abus du dispositif procédural (par exemple en jouant sur la durée et le coût du procès) et l’asymétrie de l’information entre les parties, limitent la recherche exclusive d’une satisfaction individuelle et optimisent le bien-être collectif.

Poursuivant la réflexion, Thierry Kirat, chargé de recherche au CNRS, rappelle dans un remarquable article, que depuis quelques années, un champ nouveau a été ouvert dans la recherche en économie : celui de l’analyse économique des systèmes judiciaires. Il faut cependant regretter, selon lui, que la qualité de la justice en général, et de ses décisions en particulier, constitue un point aveugle de ce nouveau champ de pensée. En effet, la problématique dominante demeure ante-judiciaire, les études portant essentiellement sur les comportements individuels et sur le choix entre règlement transactionnel ou juridictionnel des litiges. Par ailleurs, la plupart des auteurs de ce nouveau champ de la science économique paraissent victimes du présupposé libéral qui les animent.

Ainsi depuis les années 80, ils soutiennent que les systèmes du common law ont une meilleure capacité à favoriser l’émergence d’un marché efficient, en prévenant les interventions étatiques par un droit civil protecteur des investisseurs et des actionnaires, et en promouvant le modèle de la justice de proximité, justice de profane, peu formalisée, décentralisée, orale pour l’essentiel, rendue sans ou avec peu de motivations. Or, cette justice de common law, comparée par Max Weber à la justice du qâdi, justice irrationnelle et affranchie de toutes règles générales, est promue en modèle alors même que les besoins de l’industrialisation et le développement du marché exigent des modèles formellement rationnalisés du droit pour garantir la prévisibilité des décisions de justice, ainsi que la sécurité juridique.

Enfin Jean-Paul Jean, avocat général près la cour d’appel de Paris et professeur associé à la faculté de Poitiers, rappelle que la CEDH admet deux modèles de justice dans un souci de conciliation des exigences de qualité et d’efficacité : le modèle "garantiste", obéissant à tous les standards européens ; le modèle simplifié, voire automatisé, reposant sur un traitement administratif, à la condition cependant, que soit garantie au justiciable une information sur son droit de refuser un tel mode de réponse.

Antoine Vauchez (Marie Curie fellow, Institut universitaire européen de Florence), dans une longue analyse sur laquelle le lecteur devra absolument s’attarder, souligne combien l’affaire dite d’Outreau, a révélé les limites du modèle d’analyse procédurale de la qualité des décisions de justice, tant il est apparu qu’il ne suffisait pas de garantir les conditions objectives du bon procès pour en garantir sa "justesse". Ainsi, selon cet auteur, ont été réhabilités l’art de juger, contre la seule technicité, la recherche du sens, contre la seule performance gestionnaire, mais de façon, hélas, éphémère si l’on en juge par la technicité de la réponse gouvernementale à la crise de légitimité judiciaire ouverte par cette affaire, par l’indifférence générale dans laquelle se sont déroulés les débats parlementaires et par la censure du projet de réforme par le conseil constitutionnel, le 1er mars 2007.

Il constate en outre avec une grande lucidité que depuis vingt ans, le développement du corpus juridique du procès équitable va de pair avec l’accélération des réformes administratives de la justice et conduit à valoriser au sein du "gouvernement" de la justice, l’échelon central et déconcentré au détriment de l’échelon local et décentralisé, les élites administratives et universitaires, spécialistes des systèmes, au détriment des professionnels et praticiens. Ce faisant, il décrit et critique l’assomption d’une conception managériale de la qualité de la justice, qui a aujourd’hui pris le relai de la conception procédurale, pour promouvoir, au nom de la qualité, le contrôle de l’administration et du fonctionnement de la justice dans le souci productiviste de normalisation des décisions et des process. Se pose alors avec acuité, la question de l’indépendance de la magistrature, sous le triple aspect d’une dépossession partielle de l’évaluation de ses propres pratiques, de sa soumission à des techniques managériales de régulation des comportements, et de ses conditions de travail.

Au pessimisme d’Antoine Vauchez qui considère que le débat sur la qualité de la justice est de façon rédhibitoire amputée d’une dimension démocratique essentielle, répond l’analyse très riche en perspectives d’Hélène Pauliat. Ainsi, ce professeur de droit public propose de distinguer la procédure, qui a pour objet de faire respecter les droits des justiciables, du processus, qui a pour objet la mise en place de techniques d’administration. Cette distinction permettrait une évaluation de la qualité de la gestion d’une juridiction dont la finalité est la mise en œuvre efficace d’une organisation adaptée du travail judiciaire, pré-requis indispensable de la qualité des décisions de justice, sans atteinte à l‘indépendance de la magistrature, car ce contrôle ne devrait pas toucher à l’acte juridictionnel. L’exigence constitutionnelle de la séparation des pouvoirs imposerait cependant comme préalables incontournables, la clarification des champs de compétence de l’inspection générale des services judiciaires, du médiateur de la République et du conseil supérieur de la magistrature, seul garant admissible de la définition du "processus" et de la détermination des indicateurs de la charge de travail des magistrats ; la mise en œuvre d’une politique de gestion des ressources humaines impartiale permettant de sélectionner et d’évaluer des chefs de cour et de juridiction présentant de véritables qualités d’organisateur et de gestionnaire.

En fin de compte, derrière le débat qui a animé ces juristes, se profile celui d’un nouveau modèle de justice. Il faut alors regretter, compte tenu de l’urgence, en France, d’inscrire la réorganisation judiciaire dans une perspective respectueuse des standards européens, que ces dernières réflexions n’aient pas constitué le point de départ de ces rencontres professionnelles. En tout état de cause, l’intérêt en soi d’un tel colloque est de mettre au premier plan le discours du management, si longtemps méprisé par l’intelligentsia, et abandonné à la littérature économique. Pourtant, sous la révolution, déjà, courait cette maxime : "juger, c’est aussi administrer "   . Nous tournant vers quelques érudits des constructions romano-canoniques, nous serions surpris et efficacement éclairés, d’apprendre combien le management a une histoire ancienne et complexe. Assurément, il ne tombe pas du ciel, mais il a à voir avec lui !