Essai d'épistemologie pratique, cet ouvrage part des méthodes empiriques de grandes figures de la discipline pour envisager le champ sociologique.

Philippe Masson retrace d'une manière claire et synthétique, dès la première partie, le difficile et tortueux parcours de reconnaissance et d'autonomie (relative) de la discipline sociologique, de 1945 à 1950, par ceux qu'il nomme les "défricheurs", pour arriver progressivement à destination des années 2000. Gérald Houdeville, étrangement oublié comme référence dans l'étude de Philippe Massson, avait parfaitement décrit cette situation pratique dans son ouvrage d'investigation (observations, entretiens, questionnaires, documents), Le métier de sociologue en France depuis 1945. Renaissance d'une discipline   . La sociologie française est alors peu empirique et le terrain in situ quasi inexploité. La création, en 1946, du Centre d'études sociologiques, marque la reconnaissance institutionnelle et le réel début d'une profession universitaire dotée d'une légitimité scientifique qui s'accentuera au fil des ans (enseignement, formations, diplômes, dispositifs de recrutement, disciplines, départements, laboratoires, publications, revues spécialisées, thèmes, sujets, ouvrages, associations, réseaux, colloques, séminaires, demandes sociales/politiques, contrats, etc.), et dont un certain nombre d'écoles d'activité verront le jour   . Pouvait-on être "sociologue" avant cette institutionnalisation ? Il semble bien que la réponse soit positive à l'étude des étapes de la pensée et de la pratique sociologique, tout comme "il n'est pas besoin d'avoir un doctorat de sociologie pour prétendre (…) pratiquer cette discipline"   .

Si l'ouvrage classique de Pierre Ansart Les sociologies contemporaines   avait divisé la sociologie en grands courants (le structuralisme génétique avec Pierre Bourdieu, la sociologie dynamique avec Georges Balandier et Alain Touraine, l'approche stratégique avec Michel Crozier et l'individualisme méthodologique avec Raymond Boudon)   , Philippe Masson nous met en garde sur cette maladroite pratique : "Découper la sociologie française en chapelles ou écoles de pensée relève du scolarocentrisme, c'est un artefact qui résulte de la progressive organisation de l'activité de la recherche empirique autour de quelques leaders qui n'ont d'ailleurs, pour la plupart, pas su ou pas pu conserver auprès d'eux une clientèle stable d'affidés"   . La sociologie n'est pas homogène, elle est bien plurielle, diverse, évolutive, et parcourue de courants et d'usages plus ou moins influents, de concurrences et d'enjeux, d'opportunités et de choix, même s'il existe une communauté dotée d'une visibilité et d'une légitimité académique ayant une "culture sociologique", "un socle commun minimal"   .



C'est à partir de "neuf comptes-rendus d'enquête empirique permettant d'illustrer à la fois la diversité de la sociologie française et de son évolution depuis 1945 (...) replacés dans leur contexte (social, politique, intellectuel)"   que se situe l'esprit de l'étude de Philippe Masson. Il précise que "l'histoire de la sociologie française contemporaine est donc, d'abord et avant tout, celle de ses enquêtes et de ses formules de recherche et non celle de ses théories, de ses notions, de ses supposées écoles"   . L'accent est tout au long de son ouvrage plus orienté vers la praxis que vers la théorie. Chaque chapitre sera porté par une thématique et une figure emblématique : Paul-Henri Chombart de Lauwe, Alain Touraine, Michel Crozier, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, François Dubet, Bruno Latour et Steve Wooglar, Jean Peneff, Stéphane Beaud et Michel Pialoux ; on pourrait revenir sur la question critique du découpage sociologique sélectif (mais tous les domaines ne peuvent pas être traités en si peu de pages). L'intérêt de l'étude de Philippe Masson est de faire (re)sortir de l'ombre nombre d'auteurs et d'études empiriques, peut-être oubliés ou abordés trop rapidement, les mettant en parallèle avec l'étude principale, dans son contexte social et temporel.

La première étude, consacrée à la sociologie urbaine et à la géographie sociale, se focalise  principalement sur les travaux de Paul-Henri Chombart de Lauwe, associant pratiques ethnologiques et sociologiques dans le monde ouvrier (mode de vie et pratiques sociales, besoins, organisation, habitat, travail) comme sur les questions de logements, d'urbanisme, de territorialité, etc. Innovant en matière d'objectivation socialisante, il associe à ses travaux des photographies aériennes de lieux d'enquêtes, des cartographies et des dimensions morphologiques spatiales, chose devenue quasi-banale aujourd'hui, même si elle n'est pas généralisée dans la littérature. Son action se voulait à la fois pragmatique, empirique et quelque peu activiste, en réalisant "des études scientifiques des besoins et des aspirations des populations afin d'éclairer les décideurs dans leurs choix en matière de politique urbaine et d'aménagement du territoire"   . Une partie très instructive de ce chapitre est consacrée au mouvement à majorité dominicaine  "Économie et Humanisme" avec ce même objectif d'étude empirique – doublé de moralisme –, à savoir que "la connaissance des conditions de vie de ces populations devait permettre leur amélioration"   via l'intervention d'élus, de politiques, d'administratifs et autres décideurs de la vie sociale (militants, syndicats, travailleurs sociaux, animateurs culturels, etc.). Un optimisme mélioriste commun (une sorte de rationalisme positiviste de la société) qui n'a rien perdu de son actualité, oriente leurs engagements respectifs (recherche-action, prolongement possible du militantisme politique), celui de "permettre d'éclairer l'action politique pour éviter de reproduire les erreurs du passé"   et de "contribuer par leurs recherches à la résolution des "problèmes sociaux". (...) Ils [les sociologues] ne doivent pas seulement se contenter de proposer une analyse du changement social ou des ressorts cachés du fonctionnement de la société"   .



La deuxième étude, principalement axée sur la sociologie du travail (la condition ouvrière, l'entreprise, l'industrie, les syndicats, les progrès techniques, etc.) reste dans la même veine (empirisme, recherche d'amélioration sociale), accentuant les différents apports de la sociologie américaine (théorique autant que financière) et la multiplicité de la discipline sociologique française (méthodes, problématiques, champs d'études, stratégies, équipes, etc.) qui tout en s'inspirant des modèles importés d'outre-Atlantique recherche à s'en démarquer. Des questions surgissent : "faut-il faire de la "recherche appliquée" permettant de donner un avis d'expert sur les questions posées par des administrations, des politiques, des entreprises ? (…) les sociologues ne sont-ils pas trop dépendants des commanditaires de recherche ? (…) À partir de quand est-on dépendant ou autonome ?"   . Cela nous conduit à nous interroger encore et toujours sur la question du travail du sociologue face à l'adaptation, aux évolutions et au développement politico-économique de son temps. Est-il un accompagnateur, un gestionnaire, un réformateur, un expert, un consultant, un conseiller, un adaptateur, un partenaire, un critique engagé, un agent extérieur se voulant neutre ? Autres problématiques, la concurrence des discipline portant sur le social et les sciences humaines. Mais aussi, de façon plus intime, et loin d'être l'apanage d'un patron, la notoriété, professionnelle ou profane, qui reste – encore – plus souvent le fait d'un nom que d'une équipe. "Les enquêtes empiriques en sociologie sont ainsi fréquemment devenues des enquêtes collectives, comme les films de télévision ou de cinéma, qui nécessitent du personnel varié mais où l'on ne retient que le nom du metteur en scène ou du réalisateur"   .

La modernisation de la société et le phénomène bureaucratique donnent au troisième chapitre une coloration plus traditionnelle, bien connue, du corpus sociologique universitaire. La problématique entre changements progressistes – démocratisation/autonomie/liberté/variabilité – et persistance des inégalités –conservatisme/reproduction/déterminisme/invariant – fracture les pratiques sociologiques  (ruraux/urbains, agriculture, paysannerie, média, éducation, consommation, jeunesse, étudiants, délinquance, art, etc.). Une notion essentielle ressort de ce chapitre, celle de rationalité limitée où "l'individu n'est pas capable de rationalité absolue, c'est-à-dire de choisir entre toutes les différentes options selon leurs coûts et leurs avantages. Bien souvent, face à ces zones d'incertitude, dans la relation de pouvoir, il prend la première solution qui se présente"   . La sociologie commence à sortir du cercle restreint des initiés pour toucher un public plus diversifié, quoique toujours cultivé. La vulgarisation ne semble pas être une préoccupation majeure de cette sociologie académique.



Le quatrième chapitre revient avec plus d'insistance sur ces questionnements avec un notable (canonique et consacré) classique de la sociologie de positions et des inégalités, Pierre Bourdieu (enseignement, étudiant, culture, classes sociales, mobilité, distinction, domination, etc). Il ressort finalement de ce chapitre un point essentiel dans l'optique de cet ouvrage, à savoir que "les recherches empiriques peuvent apporter des innovations théoriques ou (...) élaborer un point de vue différent des débats d'époque tout en partant de ceux-ci"   . Et vice-versa semble-t-on oublier. Les faits sociaux existent en eux-mêmes, sont découverts mais aussi sont produits, construits et reconstruits. Éternel échange entre réalistes et nominalistes, objectivisme et subjectivisme, même dans la pratique sociologique. Au travers des trois chapitres suivants, la question de la construction de la chose sociologique sur des domaines dominants ou marginaux (catégories, professions, genres, valeurs, normes, rôles, sous-culture, marginalité, jeunes, croyances, connaissance, laboratoires scientifiques, etc.) est fortement mise en avant.

Au-delà d'une vision idéalisée, les constructions des enquêtes empiriques peuvent commencer parfois "par un ensemble de circonstances, de rencontres fortuites, qui donnent l'accès à un terrain, à des données qui, mises en relation avec les recherches précédentes et les intérêts intellectuels du chercheur, ouvrent sur de nouvelles perspectives et une nouvelle recherche"   tout comme "des théories sociologiques peuvent se développer sans qu'elles soient illustrées par des recherches empiriques"   . Boudon est cité en exemple. On pourrait pousser (provoquer) la chose avec la thèse de sociologie de Germaine Elizabeth Hanselmann, dite Élizabeth Teissier, qui pose un autre problème, celui de la reconnaissance, l'étiquetage, comme "sociologue")). Construction (fabrication) également du sujet, qui d'agent, passe à celui d'acteur, d'individu, de personne, etc.   et sera soumis à une méthode directe, l'intervention sociologique (ou la conversion sociologique), confrontant l'analyse du sociologue avec celle du sujet étudié   ; double regard critique – en interaction – sur un objet commun (accompagné d'un intérêt pour l'éthnométhodologie et l'anthropologie). L'enquête peut se voir construite à partir d'évènements à  chaud (émeutes, crises, anomie, mouvements sociaux, etc.) où "des évènements définis par les pouvoirs publics et les médias comme des problèmes sociaux, des contrats de recherche pour les expertiser, des mesures politiques pour tenter de les régler" l'initient   , ou l'enquête peut participer à revoir et repenser les conceptions théoriques traditionnelles de la sociologie, comme les travaux de Bruno Latour nous y invitent.

La sociologie évolue avec son époque, dans les questionnements dominants ou marginaux, les champs d'étude et de recherche (libéralisme, chômage, mondialisation, médias, anomies urbaines, immigration, exclusion, etc.), les angles d'approches, les pratiques, l'enseignement, les offres, etc. Elle entre en conflit – réciproque – avec d'autres types de disciplines (histoire, anthropologie, ethnologie...). Des deux derniers chapitres, l'un portant sur l'hôpital, l'autre sur la condition ouvrière, le premier remporte haut la main la qualité de tout l'ouvrage par sa démarche explicative de la pratique d'enquête de terrain et de l'observation directe (participante ou non), qui vont bien au-delà du thème principal   .
À l'interrogation  de Bernard Lahire "À quoi sert la sociologie ?"   , Philippe Masson préfère questionner  "ce que fait concrètement un sociologue"   , c'est-à-dire ce qu'il fait, quelles sont ses activités, ses recherches et ses expériences empiriques. La richesse de cet ouvrage nous offre un excellent outil d'épistémologie pratique