Un hommage digne de l’œuvre de Lévi-Strauss et un guide de route pour explorer les liens complexes que l'ethnologue centenaire a entretenus avec la psychanalyse.

Dès les paroles liminaires de Bernard Toboul, il semble évident que cet ouvrage – intitulé L’Anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse : d’une structure l’autre –,   est organisé autour de deux rencontres. La première, la plus connue, est celle des années 1950, entre l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, la psychanalyse lacanienne et la phonologie structurale de Roman Jakobson. La deuxième, proposée par les compilateurs du livre (Toboul et Marcel Drach), aurait été liée au Lacan qui s’est éloigné du modèle linguistique (et symbolique) par la voie du réel, au Lévi-Strauss qui s’est appuyé sur une théorie de la musique vidant le signifiant de signifié, ainsi qu’à l’oeuvre tardive d’un Jakobson qui, à partir de 1958, affirmait “le primat de la fonction poétique sur les autres fonctions du langage”. Bien que l’hypothèse de cette seconde rencontre soit risquée et qu’elle ne trouve trouve pas autant de support qu’on l’aurait souhaité dans les articles, elle s’avère très féconde pour donner une certaine cohérence aux trois premières parties du livre, aussi bien qu’à la dernière.

En effet, dans la première partie, il est question du sujet déjà classique de "l’introduction du symbolique dans la psychanalyse", pour ne pas parler, en suivant Colette Soler, du "moment structuraliste de Lacan". Cette introduction est abordée de diverses façons. Premièrement, par l’étude de l’emprise du signifiant sur le corps (cf. Marie Mauzé et Marcel Drach) puis par celle de la soumission du sujet à la loi (cf. les travaux de Charles-Henry Pradelles de Latour et d’Olivier Douville, autour de l’échange des femmes et du mythe du père, respectivement). L’analyste Marc Strauss, de son côté, montre la complexité des relations de lecture – jamais réciproques – dans  le triangle Freud/Lévi-Strauss/Lacan. Markos Zafiropoulos, un spécialiste en la matière, commente enfin le tout de façon critique   .

La deuxième partie, sur "la mise en crise du structural", présente en premier lieu les manières dont Jacques Lacan conteste lui-même le primat du symbolique dans les années 1960 et 1970, en mettant en relief l’insuffisance de la métaphore et le nécessaire du réel (cf. Colette Soler) et en montrant les limites de la logique phallique (cf. Claude-Noële Pickman). Marcel Drach explique, à son tour, en quoi la "fonction déterminante du sens par le son" (qui selon Jakobson relève de la fonction poétique) fait coupure avec les dualismes de la langue théorisés par la phonologie structurale. De même, Marie-Christine Lala, en décortiquant les termes d’équivalence et d’homologie, note à quel point il n’est pas aisé de transposer la fonction poétique de Jakobson à d’autres ordres de réalité. Marcel Drach, encore une fois, argumente brillamment sur la manière dont le Lévi-Strauss des années 1970, par delà le mythe, théorise un signe musical qui, en impliquant un passage du sens au corps, n’est pas sans relations avec la jouissance lacanienne.



La troisième partie, sur le "signe aux prises avec le réel" est sans doute la plus hétérogène. Richard Rechtman y revisite le problème déjà classique de l’efficacité symbolique chez Lévi-Strauss (à partir des textes "canoniques" sur la magie et le chamanisme) pour dévoiler toute sa portée, ainsi que les enjeux qui en découlent pour la subjectivité. Annie Tardits reprend le sujet pour exposer l’usage qu’en fait Lacan à partir de 1949, avant de déboucher sur deux ensembles "ternaires" : Mauss/Lévi-Strauss/Lacan, mana/ signifiant zéro/ phallus. Quant à Philippe Mengue, en philosophe, il se sert de quelques critères de Gilles Deleuze pour faire la différence entre les structuralismes de Lévi-Strauss et de Lacan, autour de "la case vide" et du "hors symbolique".

La quatrième partie, bien qu’intéressante, semble s’écarter de la logique de l’ouvrage, mettant en relation le trauma subjectif avec le trauma historique. D’un côté, l’analyste Alain Vanier récapitule les éléments fondamentaux des théories freudiennes et lacaniennes du trauma, pour les croiser avec ce que l’on pourrait appeler le trauma chez Lévi-Strauss. Puis, les articles de Jacques Leroux et de Jean-Jacques Moscovici s’occupent plutôt de la dimension collective du trauma. Dans le but d’illustrer les rapports entre fonction paternelle et trauma, Leroux aborde un rite de passage chez les Algonquins du Canada. Moscovici, de son côté, argumente que les traumas soufferts dans l’histoire de l’humanité (traumatismes, génocides) se sont cristallisés dans quelques mythes actuels que l’analyste doit repérer pour mieux orienter sa propre écoute.

Dans la dernière partie, "De l’inconscient structural lévi-straussien au sujet de l’inconscient lacanien", les compilateurs reprennent le fil des premières parties. D’abord, Bernard Toboul fait un long résumé du parcours théorique de Lacan, dès le "stade du miroir" jusqu’aux "quatre discours", autour de la difficile question du sujet et la structure, tout en signalant les emprunts et les différences par rapport à Lévi-Strauss et Jakobson. Et puis, dans le "finale", Toboul et Drach rappellent leur hypothèse de la deuxième rencontre entre ces trois auteurs, lorsque, dans les impasses de la formalisation signifiante, surgit le réel du corps. Un corps qui jouit et qui, grâce à la fonction poétique, "vibre au réel par le chant et la mélodie".

Tout bien considéré, pour le centenaire d’un penseur de la taille de Lévi-Strauss, ce livre (issu d’un colloque tenu en 2005) est un hommage digne de l’œuvre envisagée, à la fois novatrice et inégale, aussi risquée que nécessaire. En même temps, malgré des hauts et des bas, il s’agit d’un bon guide de route pour explorer les liens, toujours complexes, entre le père de l’anthropologie structurale et la psychanalyse