La crise des missiles à travers un regard historique méticuleux. Un livre américain captivant en passe de devenir une référence.

Octobre 1962. La crise des missiles de Cuba porte le monde au bord de la guerre nucléaire. Ce fut probablement, pendant treize jours, "le moment le plus dangereux de l’Histoire" comme l’a écrit l’historien (et conseiller de John F. Kennedy) Arthur Schlesinger, Jr. La  découverte  par des avions de reconnaissance américains  U2 de missiles soviétiques à Cuba, à quelques dizaines de kilomètres de la Floride, déclenche la crise. L’administration Kennedy ne peut accepter la présence d’armes atomiques qui menacent directement les grandes villes de la côte Est. Le bras de fer commence. Un jeu dangereux, mêlant diplomatie secrète, blocus de Cuba par la marine américaine, diatribes outrées de Khrouchtchev relayées par Radio-Moscou et préparatifs d’invasion de Cuba par l’armée américaine et la CIA , impatiente de venger l’humiliation de la Baie des Cochons en 1961. Le  nouveau livre de Michael Dobbs, journaliste au Washington Post, nous raconte ces journées d’octobre 1962 avec à la fois un vrai talent d’écrivain et la rigueur de l’historien.

Michael Dobbs appuie son approche sur deux partis pris qui donnent au livre un ton et finalement un contenu différents des ouvrages classiques sur la crise. Le premier réside dans la narration. Le modèle avoué de Dobbs est Le jour le plus long, de Cornelius Ryan, sur le débarquement en Normandie. Il s’agit de faire ressortir le rythme chaotique des événements et la simultanéité d’actions souvent contradictoires. Quasiment heure par heure,  nous passons brusquement de la Maison Blanche où Kennedy réunit quotidiennement l’Ex-Com (rassemblant ses conseillers principaux, civils et militaires), à un sous-marin soviétique dans les profondeurs de l’Atlantique, armé d’une torpille nucléaire et bourré de marins assommés par l’odeur du diesel et par des chaleurs de plus de 40 degrés. Puis nous voici au Texas sur une base de l’US Air Force. Et, enfin, détour par Cuba, à la poursuite d’un Fidel Castro survitaminé dans un tourbillon d’inspections. Cet intérêt égal porté aux principaux décideurs et aux petits soldats de la crise (dont les décisions individuelles ou les erreurs sont parfois aussi lourdes de conséquences que celles du commandement) non seulement  éclaire l’aspect humain de la confrontation mais dévoile la fragilité des chaînes de commandement.

Le récit détaillé du vol du capitaine Maultsby le 27 octobre résume bien cette approche. Au moment le plus tendu de la crise, l’U2 de Maultsby se perd au dessus de l’URSS. Sa mission était de récolter des poussières nucléaires (libérées par des tests atomiques) sans franchir la frontière. Ébloui par une aurore boréale à l’approche du pôle Nord, Maultsby n’arrive plus à s’orienter. S’ensuit une scène tragi-comique : Maultsby s’étonne que les étoiles ne soient plus là où elles devraient être. Il balaye avec frénésie les fréquences radios et finit par capter une chaine de musique pop en russe ! Il comprend son erreur. Qui pourrait être catastrophique si les soviétiques l’interprètent comme une ultime reconnaissance avant l’attaque nucléaire américaine !



Le deuxième choix capital de Dobbs est de concentrer l’essentiel de son récit sur une journée, le samedi 27 octobre, "Samedi Noir" où les risques de déflagration sont les plus élevés. Les journées du 16 au 25 octobre sont couvertes en une centaine de pages. Le "Samedi Noir" est lui traité avec minutie, en plus de 130 pages. Le cœur du livre est donc l’apogée de la partie de poker menteur atomique : Kennedy et Khrouchtchev sentent ce jour-là qu’ils sont réellement au bord de la guerre, qu’un acte inconsidéré de l’un de leurs subordonnés pourrait la déclencher. Mais ni l’un ni l’autre ne veut de cette guerre. Le Soviétique sait qu’il ne peut la gagner : il est conscient de la supériorité militaire américaine et ne croit guère en sa propre propagande. Il a aussi vécu deux guerres et en connait les destructions.  Quant à Kennedy, il doute que la notion de victoire dans une guerre atomique ait un quelconque sens rationnel (alors que le commandant des forces aériennes américaines, le général Curtis Le May,  a moins de doutes : si,  après une guerre, seuls un Russe et deux Américains survivent, l’Amérique gagne, lance-t-il un jour !).  Des dizaines de millions de morts américains (et peut-être européens) est un prix que Kennedy trouve aberrant. Il veut sortir de l’étau ; si l’URSS retire ses missiles de Cuba, la crise sera terminée. Dans ce sens, le président américain est même prêt a retirer ses missiles postés en Turquie : concession qu’il garde pour la dernière heure du bras de fer, et à condition qu’elle ne soit jamais rendue publique.

Au-delà des choix de narration et de structure, le livre de Dobbs apporte-t-il du nouveau ? L’auteur a passé plus de deux ans dans les archives américaines et russes. Son travail est celui d’un historien méticuleux. La reconstitution des plans soviétiques de destruction de la base américaine de Guantanamo est nouvelle. Plus importants encore sont les détails du vol de Maultsby, reconstitués par Dobbs grâce aux mémoires inédits du pilote. L’épisode était peu connu. D’ailleurs, les archives déclassifiées de l’armée de l’air américaine ne sont d’aucun secours au chercheur curieux : le vol de Maultsby y est simplement qualifié de sortie réussie. Langue de bois, quand tu nous tiens… Enfin, Dobbs corrige un fait crucial : la décision de l’essentiel de la flottille soviétique en route vers Cuba de rebrousser chemin le mercredi 24 octobre, avant d’atteindre la ligne de blocus. Jusque là, on avait cru que la décision avait été prise au dernier moment, les "yeux dans les yeux", lors d’un quasi face-à-face entre les deux flottes. En fait, le Kremlin avait ordonné à ses navires de faire demi-tour dès mardi. Quand l’administration Kennedy établit la réalité des faits, l’image d’un choc des volontés en plein Atlantique, qui aurait fait flancher les Soviétiques, lui a semblé meilleure pour la geste présidentielle.



Dobbs ne se contente pas de renouveler notre connaissance des faits. La crise des missiles est une belle source de leçons de gestion de crise, qui ne se limitent pas aux domaines diplomatique ou militaire. Ainsi, One Minute to Midnight rappelle un adage de Kennedy, au langage certes un peu fleuri : "there is always a son of a bitch who does not get the memo" (titre d’un des chapitres, d’ailleurs). Dobbs parle de prise de décision par épuisement à propos de la crise de 1962. Il faudrait parler de prise de décision dans le noir. D’un côté, on ignore les intentions réelles de l’adversaire. De l’autre, comme le sentait Kennedy, la maitrise de l’exécution des ordres est limitée.  Aux pires heures de la crise, les messages marqués "URGENT" de la marine américaine n’arrivaient souvent qu’après quatre heures à leurs destinataires. La leçon d’octobre 1962, c’est d’abord la lucidité sur les limites du flux d’information, du sommet vers le terrain et vice versa. C’est aussi la prudence dans l’interprétation de l’adversaire. L’utilisation constante de canaux de communication informels (oui, on parle à ses adversaires !).  Et un contrôle renforcé de l’exécution (dans ce cas, le contrôle des politiques sur les militaires, avec Robert McNamara dans le rôle du père fouettard qui se fait quelques ennemis parmi les hauts gradés).

Alors, on aurait peut-être aimé que Dobbs traite les premiers jours de la crise avec autant de détails que le Samedi Noir. On aurait aussi sûrement  voulu en apprendre plus sur les ramifications européennes de la confrontation. Mais cela n’enlève rien à l’importance d’un livre captivant qui est rapidement  en train de devenir une référence