Une invitation à comprendre le rôle d’une discipline d’après l’expérience du praticien.

La comparaison entre Martin Malia et Éric Hobsbawm invite à un exercice de style sur le mode des Vies Parallèles de Plutarque : deux existences d’historiens qui ont traversé le "siècle des extrêmes", deux œuvres qui ont posé la question de son sens et l’ont trouvé dans le surgissement révolutionnaire de 1917. Mais alors que Martin Malia déploie son analyse à partir de l'accident lui-même, Hobsbawm cherche la résonance entre les événements et un air qui, comme la phrase de Vinteuil pour Swann, donne un sens à une expérience dont la cohérence ne va pas de soi. L’origine de ce questionnement n’est pas un acte, mais un discours, et ce discours est celui de Marx.

La publication chez Démopolis de dix articles, réunis sous le titre de Marx et l’histoire, offre l’occasion d’une nouvelle variation sur ce thème, mais l’anthologie peut dérouter par son manque de cohérence. Aucune présentation chronologique n’ordonne la variété des sujets abordés ; nul classement chronologique ne leur donne de succession. Le titre lui-même induit en erreur, puisque deux conférences seulement prennent Marx pour sujet. Sans l’aide d’un appareil critique conséquent, le lecteur doit donc trouver seul les clés de lecture qui font défaut par ailleurs.

Il existe, paradoxalement, une forme de circularité entre les textes d’Éric Hobsbawm. Elle tient davantage de l’herméneutique de Schleiermacher que du matérialisme historique de Marx. Chacun de ses ouvrages appelle les autres comme des échos nécessaires à sa compréhension. Marx et l’histoire implique ainsi une lecture croisée du reste de l’œuvre parce qu’il fait le bilan d’un parcours intellectuel. Et si l’on envisage cette nouvelle publication sous l’angle autobiographique, mieux vaudrait lire le "et" figurant sur la jaquette comme un disjonctif : il y a, d’un côté, une réflexion sur Marx, et de l’autre, une interrogation plus vaste sur le métier d’historien. L’articulation entre les deux ne va pas de soi et mérite d’être éclaircie.


Itinéraire d’un historien marxiste

Des Primitifs de la révolte (1959) à Marx et l’histoire (2008), Hobsbawm poursuit un dialogue permanent avec Marx, s’interrogeant sur l’application de sa théorie à l’histoire. Sa valeur essentielle est d’avoir contribué à abolir les privilèges d’une "histoire au singulier" purement chronologique, et à émanciper l’histoire économique et sociale. Mais tout débat implique une radicalisation des positions, jusqu’à la caricature de la pensée originelle réduite pour l’auteur à "un marxisme vulgaire". Dans cette vision déformée, les forces matérielles de production (c’est-à-dire l’organisation économique) déterminent toutes les autres activités humaines, et ce sont les contradictions de cette "infrastructure" qui expliquent le devenir historique. Cette interprétation orthodoxe, Hobsbawm la réfute parce qu’elle aboutit à un déterminisme radical.

Selon lui, les historiens devraient tirer deux enseignements de Marx : la nécessité d’analyser toute société comme un ensemble cohérent, où différentes strates s’influencent mutuellement sans qu’aucune ne prévale sur les autres ; et la possibilité de donner une explication globale à l’histoire humaine, en ne considérant que "l’homme réel", dont les besoins sont comparables quels que soient les temps et les lieux. Avant d’être un plan de recherche pour l’historien, le marxisme serait donc pour Hobsbawm un horizon à atteindre : celui d’une histoire globale.

Dans Historiographie du socialisme vrai, Marx et Engels persiflaient contre la gauche jeune-hégélienne qui pensait avoir gagné "l’homme pur et véritable". Hobsbawm, par son mépris pour le "marxisme vulgaire", aurait-il gagné le Marx "pur et véritable" ? On peut en douter, tant ce jeu de vérités et de contre-vérités autour du texte a fait la joie des marxistes, des marxologues et des marxiens, sans distinction de classes. Raymond Aron avait mis en garde dans Le Marxisme de Marx contre la tendance à opposer deux lectures divergentes par un jeu subtil de références contradictoires. Hobsbawm tente d’éviter le chausse-trappe en précisant qu’il est impossible de déduire une méthode historique de textes écrits dans la chaleur des événements (voir la Lutte des classes en France ou le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte). Ce ne serait donc pas ses analyses qu’il faudrait reprendre, mais l’esprit dans lequel elles ont été formulées. Le défi n’est pas relevé et la vaste trilogie sur le XIXe siècle produite par Hobsbawm en donne la preuve   . Certes, il y étudie la société capitaliste, définie comme un système cohérent, et souligne l’interaction entre ses différentes strates. Mais la conclusion s’inscrit nettement dans la lignée du "marxisme vulgaire" déjà dévalué : la chute du système capitaliste résulte des "contradictions inhérentes à son propre progrès"   , issues des impérialismes économiques qui l’entraînent vers le conflit généralisé. En somme, c’est bien la "base" qui conserve le dernier mot sur l’infrastructure, et la loi du déterminisme économique n’est pas brisée.


Donner à Marx raison contre Marx

En réalité, Hobsbawm semble pris dans une logique contradictoire, qui le pousse à défendre l’essentiel de l’héritage de Marx tout en rejetant les conclusions de ses épigones historiens, qui nient la liberté des acteurs. Il cherche ainsi à élargir la notion de mode de production, la définissant comme un "agrégat" qui réunit, outre des données économiques, le niveau des techniques, des rapports sociaux, des structures juridiques. L’ensemble n’engage pas le système social dans une voie de développement nécessaire, mais lui ouvre un champ de possibilités.

 

Faut-il y voir une tentative de sauver Marx malgré lui ? Hobsbawm pourrait alors être qualifié de révisionniste, cherchant à aménager une théorie à laquelle il reste attaché, tout en comprenant son inadéquation, et défend une lecture authentique contre une interprétation vulgaire. Le procédé n’est pas sans arrière-pensées stratégiques, parce que ce type d’argument sert autant à disqualifier un adversaire qu’à prouver la justesse d’un point de vue. Les deux conférences sur Marx, présentées dans l’ouvrage, peuvent être lues en ce sens. La première, "Karl Marx et l’histoire" (1968) est une attaque contre le structuralisme, où la société est réduite à l’articulation d’éléments anthropologiques fondamentaux qui n’évoluent pas. Quelle meilleure stratégie contre cette vision a-historique, que d’invoquer Marx, pour affirmer qu’une société est un ensemble dynamique qui évolue au gré des conflits entre les éléments qui la fondent ? De même, la seconde conférence, "La conception marxiste de l’histoire" (1983), prend pour cible une historiographie "post-moderne" qui cherche à remplacer l’irréductibilité du fait par la fluidité des représentations. À nouveau, quelle meilleure attaque, que de s’appuyer sur Marx pour montrer que la dynamique historique repose sur des modes de production donnés, qui relèvent de la réalité matérielle et non de la perception des acteurs ?


L’horizon de l’historien

Mais si Marx n’est pour Hobsbawm qu’une arme dans des joutes intellectuelles, qu’en retient-il en définitive ? Les autres conférences le suggèrent, son apport consiste en une vision de l’histoire fondée sur la rupture, et une préoccupation de l’historien pour les silences du passé. Dans "La singulière histoire de l’Europe", l’auteur tente de dissiper l’illusion d’une identité européenne cohérente, en montrant que le passé du continent s’est construit dans la confrontation. Dans "Barbarie, mode d’emploi", Hobsbawm déploie la spécificité du XXe siècle sur la radicalisation d’une violence inédite auparavant. Chacune des deux approches est discutable. Une philosophie de l’histoire fondée sur la rupture incite à des projections sur l’avenir qui prennent la forme du messianisme le plus exalté ou du pessimisme le plus noir. Hobsbawm penche pour la deuxième option et prend le masque de Cassandre qui annonçait la chute des Atrides dans Les Troyennes d’Euripide. L’historien qui exhume le passé devient l’augure qui annonce l’avenir, assombri par la généralisation de la barbarie. Comme ces mises en garde sont récurrentes, la fulgurance de la prédiction inattendue s’efface parfois devant la banalité de l’avis de tempête.

En revanche, Hobsbawm s’inspire avec profit de Marx pour identifier des objets d’études féconds, dont le meilleur exemple est "l’histoire populaire". Il a prouvé l’intérêt de faire cette histoire des humbles dans Nations et nationalismes, où il étudie la manière dont les groupes sociaux ont intégré l’idée de nation. Point de développement théorique sur Fichte ou Herder, point d’étude sur le folklore de la ballade d’Ossian ou de Walter Scott. Ce qui le préoccupe, c’est "la vision de la nation par en-bas, c’est-à-dire du point de vue non pas des gouvernements ou des porte-parole et militants des mouvements politiques, mais par les gens ordinaires"   .

Plus qu’une théorie cohérente, Hobsbawm retient donc de Marx une manière d’envisager le métier d’historien, et de ce fait, Marx et l’histoire devrait être lu comme le bilan établi sur une pratique et sur les responsabilités qu’elle implique.


L’expertise et l’expérience

Au-delà d’une réflexion théorique, Marx et l’histoire invite donc à comprendre le rôle d’une discipline d’après l’expérience d’un praticien : là réside l’intérêt majeur de l’ouvrage. Hobsbawm tente de définir la place de l’histoire par affinements successifs. Serait-elle l’autorité dictant la compréhension du présent, et l’historien la "banque mémorielle de l’expérience"   ? La responsabilité de l’historien, scientifique et enseignant, serait de prévenir la manipulation du passé à des fins politiques ou idéologiques. La meilleure façon d’empêcher que les fruits de sa recherche ne se transforment en "une quelconque version de l’opium du peuple"   serait de maintenir une administration sourcilleuse de la preuve contre le mensonge, de toujours restituer l’analyse spécifique dans le contexte de l’histoire universelle, et de rendre accessible ses résultats à tous. Mais Hobsbawm montre très bien les limites du dialogue entre l’expert qui informe et le citoyen qui apprend, dialogue de sourds entre deux langages différents mobilisés pour des objectifs divergents. L’historien reste impuissant lorsqu’une connaissance déformée du passé devient l’instrument d’une politique ; et l’histoire comme réceptacle de l’expérience humaine qui met en garde semble condamnée à rester l’illusion du passé.

En revanche, l’histoire peut aider à mieux évaluer les transformations d’un monde soumis à des évolutions constantes. En cela, Hobsbawm reprend un argument développé par Gadamer dans Le problème de la conscience historique, qui définissait le rôle de l’histoire comme une mise en perspective de l’innovation écartant tout fétichisme du présent. Une telle entreprise suppose un cadre d’analyse, et Hobsbawm le puise chez Marx. Elle justifie également l’importance de l’expérience, dont le rôle est précisément de saisir ce qui différencie l’ancien du nouveau. La spécificité d’Éric Hobsbawm réside dans cette dualité, entre l’expertise de l’historien et l’expérience du témoin. Le dernier article, "Rien n’aiguise l’esprit comme la défaite", met en valeur les avantages du souvenir sur l’érudition : point n’est besoin de se mettre à la place des hommes du passé, le discours sur les morts se confondant avec le discours sur les vivants, dont l’historien fait partie. Point n’est besoin non plus d’agiter la menace de l’anachronisme, l’expérience imposant la mise en perspective entre ce qui fut et ce qui est. L’auteur adjoint ainsi au masque de Cassandre celui de Nestor dans l’Illiade, qui tempère les ardeurs de la jeunesse par la sagesse de l’âge. Le détour par Marx trouve ainsi une nouvelle justification, dans la mesure où sa vision de l’histoire articule le donné d’une expérience à la force d’une prédiction.

L’ensemble de l’ouvrage ne trouve donc pas son homogénéité dans la figure tutélaire de Marx, utilisée comme une boussole et non comme une carte, pas plus qu’il ne trouve d’intérêt dans des considérations sur l’histoire et ses responsabilités, assez convenues finalement. En revanche, cette succession de conférences sera lue avec profit comme l’indicateur de l’état d’esprit d’un intellectuel marxiste confronté à la désillusion. Le scepticisme qui émane de la dernière conférence en est le signe : lorsque son expérience du passé se perd dans l’innovation permanente, lorsque ses avertissements sont négligés, l’historien n’est plus qu’un "penseur vaincu"   , dont la défaite nourrit sa propre réflexion sans innerver celle des autres. Mais il n’existe ni vainqueur ni vaincu parmi les historiens, parce qu’il n’existe aucune réponse définitive aux questions qu’ils posent. Cette incertitude, que Hobsbawm déplore en pensant avec nostalgie à sa jeunesse communiste à Cambridge, est précisément ce qui assure à la discipline son dynamisme. Son avenir, aussi
 

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.