Les prémisses d’une première conscience de l’identité européenne traquées dans les correspondances françaises et allemandes au XIXe siècle.

D’Érasme à Diderot ou Mme de Sévigné, les intellectuels européens ont très tôt emprunté les voies de la correspondance. La lettre se joue des frontières et des barrières de la langue pour constituer un espace commun avant l’heure, où l’esprit l’emporte sur les différences nationales. C’est ce mode de communication privilégié que Marie-Claire Hoock-Demarle a étudié à l’échelle européenne, afin de voir par quels moyens il structure insensiblement, tout au long du XIXe siècle, une véritable communauté européenne qui préfigure déjà la construction politique du siècle suivant. L’intensité des échanges épistolaires aurait ainsi préparé le terrain en forgeant, par-delà les limites administratives, des amitiés transeuropéennes.


Un continent sillonné par les correspondances


À la fois reflet de la sphère privée et intime et genre public des plus codifiés, le genre épistolaire se décline en de multiples modalités entre 1789 et 1914. Si la vogue du Kavalierstour (sorte de tour d’Europe effectué par l’aristocratie allemande) donne lieu à des échanges épistolaires où le continent est conçu comme un vaste terrain d’expérience et d’initiation pour des jeunes hommes encore ignorants, la lettre devient bientôt un témoignage de premier choix sur les événements politiques qui agitent l’Europe à l’époque – et la France, en premier lieu : les "Lettres de Paris" deviennent un exercice obligé pour les étrangers venus dans la capitale française observer les secousses de la Révolution. Et lorsque l’ébullition politique se voit relayée par l’effervescence intellectuelle, focalisée à ce moment-là autour de Mme de Staël, le rythme des correspondances est loin de se tarir. Cette dernière, contrainte de quitter la France, trouve refuge en Suisse, à Coppet. La petite cité devient alors la plaque tournante d’un véritable réseau de correspondances où se dessine l’"éventail représentatif d’une première forme d’intelligentsia européenne du XIXe siècle". La lettre se fait ainsi le témoin de son époque, non seulement parce qu’elle en rapporte les événements mais aussi parce que son itinéraire détermine un nouvel espace européen, recomposé par les réseaux d’échanges épistolaires.

Du témoin à l’acteur, le pas est vite franchi : l’épistolier réalise bientôt qu’il dispose d’un outil privilégié pour agir dans son siècle. Un échange épistolaire entre les frères Schlegel – deux figures majeures de l’intelligentsia allemande dans la première moitié du siècle – devient le lieu d’une critique littéraire qui met en cause la littérature classique allemande. Mais derrière le débat d’idée surgit la quête d’une identité allemande en construction. La lettre est le laboratoire où s’élabore une identité qui se cherche encore, entre l’attachement à une nation et la conscience d’enjeux transfrontaliers.



Les disputes littéraires se doublent bien souvent d’impératifs économiques. Goethe, aux prises avec son éditeur Johann Friedrich Cotta, le type même d’un éditeur-entrepreneur qui n’envisage son métier qu’à l’échelle européenne, ou Heine avec ses différents éditeurs saisissent eux aussi la voie épistolaire pour faire valoir leurs droits, s’investissant de plus en plus pour se voir reconnaître la propriété intellectuelle de leur œuvre, et s’assurent de la diffusion de ces échanges sur la place publique européenne en affichant le caractère littéraire de leur correspondance et en assurant sa publication. De telles pratiques accélèrent l’évolution du genre épistolaire, qui sort de la sphère uniquement privée.

Cette évolution ne peut que jouer en faveur des femmes. Ces dernières, si elles se voient généralement refuser le statut d’auteur, peuvent en effet s’adonner à la correspondance qui devient alors un substitut, comme chez les Allemandes Rahel Varnhagen et Pauline Wiesel. Les lettres que toutes deux s’envoient composent un tableau des capitales européennes en proie à une véritable effervescence culturelle, mais n’évoquent jamais les questions politiques, chasse gardée des hommes. Une écriture proprement féminine avec ses codes, ses centres d’intérêt, se développe donc. Elle n’en parvient pas moins à faire entendre des voix féminines dans ce nouvel espace public, la lettre féminine étant la seule tribune du haut de laquelle certaines tentent d’interpeller le pouvoir – même sans succès. L’essentiel n’est pas, en effet, dans la réussite de la manœuvre, mais dans le surgissement de la gent féminine sur la scène publique par ce biais-là.

Cette opinion publique que constituent les réseaux épistolaires, qu’ils prennent à parti, tentent d’interpeller, constitue le premier terreau du peuple européen. Comment le mesurer mieux que dans ce regard porté sur leur terre d’origine par les épistoliers exilés dans leurs missives ? Des États-Unis, des Indes ou de l’Amérique latine, pour tous, hommes et femmes, la lettre qui maintient les liens avec la patrie natale s’avère aussi un terrain de choix pour dresser une comparaison entre leur terre d’accueil et celle dont ils sont issus. Ils s’attellent donc à la difficile tâche de définir l’essence de cette Europe qu’ils ont quittée.

Cependant, la construction de ce sentiment européen tout au long du siècle se voit mise à mal par la guerre qui ouvre le XXe siècle : les nationalismes qui s’affirment l’emportent sur le destin commun de l’Europe. Face à cette montée des particularismes, un certain nombre d’intellectuels franco-allemands tente d’y remédier en promouvant un nouveau cosmopolitisme, européaniste et pacifiste, ouvert à tous, qui se donne une fois de plus à lire dans leurs échanges épistolaires. À l’orée du XXe siècle, une nouvelle Europe est à inventer, dont les réseaux épistolaires ont posé les fondations.




Une approche inédite pour saisir la conscience européenne

De 1789 à 1914, le visage de l’Europe se modifie en profondeur, et les épistoliers étudiés par Marie-Claire Hoock-Demarle se font les témoins privilégiés de ces mutations. Savants, commerçants, hommes de lettres ou femmes du monde tissent peu à peu les liens qui feront de l’espace européen un territoire uni par des préoccupations similaires et des évolutions concordantes.

Dans cette optique, l’histoire des échanges épistolaires épouse ainsi le mouvement général du siècle : la lettre comme simple reflet de la vie quotidienne ou des soubresauts politiques auxquels assistent les auteurs devient peu à peu une tribune que saisissent les uns et les autres pour faire entendre leurs idées et constituer, par delà les frontières, une opinion publique en réseau qui se voit interpellée sur le statut du droit d’auteur, le sort des ouvriers ou les divergences entre le Nouveau Monde et l’Europe. Mais cette lettre, témoin et acteur, n’en demeure pas moins une expression de la sphère privée et intime, même lorsqu’elle s’adresse à plusieurs destinataires à la fois. C’est donc à plusieurs échelles que l’on assiste à l’apparition du sentiment européen dans la correspondance.

Ainsi l’idée d’une unité européenne naît d’abord chez les élites parce qu’elle s’appuie essentiellement sur les œuvres de l’esprit. Shakespeare, la Renaissance italienne ou les œuvres d’Al-Andalus deviennent le patrimoine commun de tout un territoire que les intellectuels sillonnent pour se l’approprier. Or cette mobilité leur permet d’assister aux bouleversements majeurs du siècle, les soulèvements parisiens de 1789, 1830 ou 1848, la misère du prolétariat à Londres, l’intensité culturelle de la vie de Coppet… Simple observatrice à l’origine, bientôt, l’intelligentsia rapporte ce qu’elle voit, prend parti, s’investit et assure la diffusion de l’information sur tout le territoire de l’Europe.

Toutefois, une grande part de ces combats et de cette action se concentre sur le domaine littéraire. C’est que les épistoliers, généralement des hommes et des femmes de lettres, utilisent souvent leur correspondance pour nourrir une œuvre littéraire peinant à s’affirmer – voire tout bonnement inexistante pour les femmes. Ainsi, l’analyse des correspondances offre-t surtout à Marie-Claire Hoock-Demarle l’occasion de proposer un panorama de cette élite cultivée, de ses combats, de ses déplacements qui illustrent la reconfiguration progressive des puissances européennes, de la France à la Suisse, jusqu’à l’émergence de l’Angleterre industrielle et l’échappée vers les continents plus lointains.




Une Europe allemande

Mais les différentes correspondances choisies par Marie-Claire Hoock-Demarle ne reflètent pas tant les remous extérieurs que la perception qu’en ont ceux qui les vivent de si près. Le miroir de l’époque se fait miroir de l’intime et l’auteur analyse avec finesse les mutations d’un genre qui épouse son époque pour acquérir de plus en plus de poids. Aux simples lettres comptes rendus, destinées à un cercle restreint de fidèles et de connaissances succèdent les missives publiques, chargées de faire éclater la voix de leur auteur dans un rayon élargi. Les auteurs s’en servent pour faire pression sur leurs éditeurs, les femmes de lettres pour obtenir une autorisation de publication du roi… Les fonctions de ce média se multiplient. L’épistolaire aspire à devenir autre chose, ce qui en fait un genre hybride, difficile à cerner, mouvant et protéiforme, à l’image de ce siècle qui voit se transformer tout ce qu’il connaissait.

Toutefois, davantage que l’apparition d’un sentiment européen, ce que met au jour l’analyse de Marie-Claire Hoock-Demarle, c’est une écriture de l’exil. Qu’elle soit de Mme de Staël, contrainte de quitter la France pour l’Allemagne puis la Suisse, des Schlegel, déplacés à Paris, ou de Mawilda von Meysenbug, retirée en Angleterre, la lettre jette un pont vers la patrie d’origine, l’Allemagne le plus souvent, dans les exemples mis en avant par le livre. Et tel est bien le reproche que l’on pourrait faire à ce livre. Alors que son auteur entend montrer l’apparition d’une première conscience européenne, son point de vue reste essentiellement allemand. À de rares exceptions près – Mme de Staël ou Romain Rolland –, tous les épistoliers qu’elle choisit sont issus d’Allemagne, et leur point de comparaison reste germanique. Ce n’est donc pas tant l’élaboration de l’Europe qui se donne ainsi à lire que la perception qu’en ont les Allemands, eux-mêmes aux prises avec la constitution de leur propre nation.

Faute d’une véritable perspective qui prenne réellement en compte l’ensemble des populations européennes, ce livre manque donc son objectif. Il atteste certes une véritable mobilité des élites et des intellectuels sur le sol européen, et l’appropriation d’un passé culturel commun comme d’une histoire politique, économique identique vécue en simultané en plusieurs endroits du continent, mais l’utilisation systématique de l’exemple allemand pour en tirer des conclusions à l’échelle européenne reste trop partial et partiel pour convaincre pleinement