Une synthèse inédite en France sur les rapports entre cinéma et propagande qui aborde la propagande cinématographique en-dehors des seuls modèles totalitaires.

Si les pays anglo-saxons, notamment dans le cadre de l’International association for media and history, se sont depuis longtemps intéressés au cinéma de propagande, aucun ouvrage de synthèse sur le sujet n’avait jusqu’ici été publié en France. C’est à ce retard et à ce manque qu’Une Histoire mondiale des cinémas de propagande, dirigée par Jean-Pierre Bertin-Maghit, entend donc mettre un terme. L’ambition de ce livre est double, puisqu’il s’agit non seulement de couvrir près d’un siècle d’histoire du cinéma (de sa première utilisation politique lors de la guerre de Cuba en 1898 à la fin des années 60), mais également de rendre compte de la diversité des propagandes cinématographiques en ne limitant pas son champ d’étude aux seuls phénomènes totalitaires.

En effet, cette immense synthèse, constituée de plus d’une trentaine de contributions et de quatre heures d’archives cinématographiques sur DVD, a pour colonne vertébrale la dénonciation d’une conception manichéenne qui ferait le lit de nos bonnes consciences démocratiques contemporaines : l’ouvrage combat l’idée reçue selon laquelle la propagande ne serait qu’un art grossier du mensonge médiatique et ne concernerait par conséquent que les monstruosités politiques du XXe siècle. Cette conception est une manière de stigmatiser son objet tout en s’empêchant de le penser et d’en mesurer la portée, car "depuis longtemps, les propagandistes eux-mêmes ont reconnu qu’en matière de propagande, la vérité est payante"   . S’il y a mensonge, c’est dans l’usage qui est fait de ces images : dans les intentions de ceux qui les montrent et dans les interprétations de ceux qui les voient   . Ainsi, penser la propagande sous la Première Guerre mondiale consistera d’abord à se débarrasser de l’embarrassant paradigme du "bourrage de crâne", qui a l’effet de réduire aussi bien le sens que le corpus pertinent : "ne considérer [ces images] que sous l’angle réducteur d’une propagande dépourvue de toute résonance dans l’opinion publique revient en effet à ignorer leur spécificité, la croyance qu’ont les contemporains dans leur vertu de "preuve"…"   . À vouloir ne concevoir le film de propagande que comme un objet asservi, dont tous les aspects se résumeraient in fine à une entreprise d’aliénation du regard, on s’interdit de comprendre l’ambiguïté – c’est-à-dire aussi la séduction et le danger véritable – des procédés propagandistes.

Car la propagande cinématographique est l’"un des phénomènes dominants du XXe siècle dont aucun régime politique n’a fait l’économie, aussi bien en période de forte mobilisation (guerre, élection…) qu’en périodes apparemment plus paisibles"   . Il s’agit en effet de définir la propagande sous un double aspect en liant la propagande politique – objet direct de ces études – à la propagande sociologique, plus vaste et plus diffuse en tant qu’elle concerne les structures sociales et donc l’ensemble des mœurs d’une société. De ce point de vue, le cinéma, y compris dans sa dimension fictionnelle, serait l’arme de la propagande sociologique par excellence, d’autant plus efficace qu’il peut se présenter comme un divertissement apolitique tandis qu’il donne à un mode de vie force de modèle par le simple fait de le représenter. Aussi l’objet de cet ouvrage sera-t-il fondamentalement divers et ses contours essentiellement problématiques : pourvu qu’on veuille la distinguer du simple bourrage de crâne et la sortir des ornières du manichéisme, la propagande cinématographique est un phénomène par nature difficile à circonscrire, ne serait-ce que parce que, à proprement parler, elle ne cesse jamais.

Le danger inverse serait alors de verser dans un "tout propagandiste" qui passerait également à côté de son objet faute de l’avoir délimité suffisamment pour qu’il existât. Dans le chapitre sur le cinéma hollywoodien pendant la Seconde Guerre mondiale   , Jacqueline Nacache pose parfaitement les termes de ce problème en distinguant la propagande stricto sensu d’une simple conversion du cinéma à des thèmes d’actualité économiquement profitables. La différence existe en effet, mais, inversement, la difficulté de penser la dimension propagandiste d’Hollywood se fonde sur deux préjugés : un préjugé esthétique qui oppose, conformément à l’héritage romantique, l’art véritable et son asservissement à un propos politique, et un préjugé idéologique qui empêche de penser la propagande dans un cadre démocratique en la liant symboliquement aux totalitarismes. Si l’on se conforme donc à l’analyse d’Adorno et Horkheimer, pour qui la défense des libertés exclut tout recours à la propagande sous peine de se nier elle-même, force est de constater que, "pris dans l’apparente uniformité de leur démarche, les films américains de la Seconde Guerre mondiale constituent […] une sorte de moment totalitaire du cinéma hollywoodien"   .

Mais, parallèlement à cet élargissement des problématiques propagandistes aux démocraties, cette Histoire mondiale des cinémas de propagande révèle également les limites du pouvoir de la propagande cinématographique là où on l’attendait. De ce point de vue, le cas le plus intéressant est celui de l’Allemagne nazie, car, s’il est vrai que Lénine et Trotski avaient compris très tôt l’utilité du cinéma à des fins de propagande   , ils n’en firent pas un usage privilégié et systématique à l’égal de la politique hitlérienne : "le cinéma de propagande nazie diffère du cinéma de propagande soviétique par son aspect "œuvre d’art totale" et, à l’aune de cette approche, le nazisme peut être considéré comme une gigantesque mise en scène permanente d’un fantasme, l’œuvre d’art totale poussée à son extrême, démultipliée par le cinéma"   . Le régime hitlérien entreprit la fusion de l’idéologie nazie dans l’art cinématographique. Et pourtant, même ainsi, l’impact de ce cinéma demeure négligeable : d’après Roel Vandel Winkel   , les films nazis furent au mieux capables de renforcer des attitudes déjà existantes mais impuissants à en créer de nouvelles. Ce cinéma ne prêchait que les convaincus. De même, à l’étranger, les films de propagande nazis n’eurent guère de succès et ne parvinrent pas à changer les mentalités. Une exception cependant : l’Olympia de Riefenstahl dont l’efficacité tient justement à n’être pas ouvertement propagandiste, mais à utiliser comme intermédiaire universel une idéologie totalitaire du sport. Alors que Le Triomphe de la volonté, frontalement nationaliste, n’eut d’autre impact que de proclamer la puissance de l’Allemagne et d’imposer le régime hitlérien comme un fait accompli, Olympia fut un immense succès international qui, usant de la force consensuelle des valeurs sportives, glorifiait pourtant l’homme aryen et l’idéologie nazie. Ce faisant, le film de Riefenstahl s’avérait plus dangereux que les discours explicites.

 

Le paradoxe réside ici en ce que ces films sont donc d’autant plus propagandistes qu’ils ne sont pas des objets de propagande officielle. En cela, le pouvoir d’Olympia rejoint celui des divertissements hollywoodiens:  "l’efficacité d’un film de propagande se mesure à l’aune de ce que l’on ne perçoit pas"   . C’est aussi en quoi ce livre entend participer d’une nécessaire éducation du regard, l’analyse des formes obvies de la propagande, qui se révèlent à la faveur de ces pierres de touche que sont les guerres ou les régimes totalitaires, devant nous permettre d’identifier les formes plus quotidiennes et contemporaines que nous en donnent nos propres médias