Une approche pluraliste de l'œuvre de Picasso qui dévoile la permanence de certains thèmes et la relecture de l'histoire de la peinture présentes dans ses toiles.

"Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant…" Picasso (Picasso, Madrid, Ediciones Alfaguara, 1973)

"Confrontant passé et présent au-delà des ruptures stylistiques et des innovations formelles, l’exposition décline les thèmes et sujets génériques de l’expression artistique : autoportraits, portraits, nus, natures mortes, peinture d’histoire, scènes de genre ou mythologiques" (Anna Baldassari, directrice du musée national Picasso)

On dit que le père de Picasso, lui-même peintre et professeur à l’école des Beaux Arts a remis ses propres pinceaux et couleurs à son fils devant le spectacle de son génie. Cette scène inventée certainement de toute pièce n’en demeure pas moins symbolique de la reconnaissance de la supériorité artistique de Picasso : hommage du maître à son élève et non l’inverse.

Un catalogue raisonné accompagne les trois expositions jumelées du Grand Palais, du Louvre et du musée d’Orsay. Il est composé de six essais inauguraux qui présentent au lecteur son art par le biais de différentes approches : celle des écoles (française, allemande et espagnole) ou celle des techniques (évocation de la photographie, de la statuaire antique).


La peinture de la peinture (Anne Baldassari)

"Un cannibalisme pictural sans précédent serait à l’œuvre dans sa démarche qui érige en effet en système, la peinture de la peinture." (Anne Baldassari).

Au cours des huit années passées à l’École des Beaux-arts de Madrid puis de Barcelone, Picasso commence son apprentissage par la copie. Copie d’après la bosse ou l’antique, copie des maîtres s’inspirant les uns des autres constituant ainsi un répertoire iconographique, riche en déclinaisons originales. Le modèle se perd au fur et à mesure laissant éclater la subjectivité des pinceaux.


C’est grâce à la photographie que Picasso, comme les amateurs d’art des années 1870, précise Anne Baldassari, s’entoure des œuvres qu’il admire. Ce sont des clichés de qualité aléatoire qui de toute façon sont impuissants à rendre la taille et la couleur des œuvres reproduites. Moyen pour ceux qui les manipulent sinon de désacraliser les grands moments de l’histoire de l’art, du moins de les réinventer. "Absorber, actualiser et poursuivre toute la peinture.", c’est le projet glouton, affirme Anne Baldassari, que Picasso poursuit à 20 ans. Opérant une sorte de déconstruction à l’égard de la peinture des maîtres, le jeune espagnol traque la manière, s’en empare, l’exploite et la dépouille de ses scories contextuelles. Et c’est pour mieux la mettre à distance, on ne tarde pas à s’en rendre compte.


Cette multiplicité des inspirations est un caractère qui excite le dénigrement. Picasso trahit, imite, mélange. On parle de "fumisterie" dès 1901 (Gaston Coquiot), on est excédé par les brusques changements dans l’inspiration du peintre qui navigue de la figuration au cubisme. On regrette enfin le dessinateur, on sait qu’il a fait ses preuves et l’on est déçu, agacé par son intransigeance face au parcours classique et face à son refus de "bien dessiner".


Plus tard, dans les années 1940, le regard sur ses œuvres change et l’on reconnaît le génie du maître si décrié. Mais c’est seulement en 1971 que l’œuvre de Picasso sera montrée au public par les expositions en hommage aux 90 ans du Maître, aux musées du Louvre, du Petit Palais et au Grand Palais.

Picasso cannibale, déconstruction reconstruction des maîtres (M.-L. Bernadac)

"Manger les choses pour les rendre vivantes" (Picasso cité par Marie-Laure Bernadac). Picasso se lance bientôt dans les variations, le terme musical convient bien à ces tentatives variées d’appropriation d’une œuvre passée, dont "la manipulation offre un éventail de possibilités qu’il y a tout lieu d’essayer" (Michel Leiris, préface des Écrits de Picasso, p.38). Mais cette invasion dans la "grande peinture", se demande Marie-Laure Bernadac, ne signifie-t-elle pas un testament, un point final mis à la peinture occidentale, en forme d’hommage ? C’est surtout, pour Picasso, un moyen de demeurer dans la figuration à une époque où elle est en crise. C’est en particulier le cas à la fin des années 1950, lorsque Matisse meurt et qu’en quelque sorte, Picasso reste parmi les derniers tenant d’une tradition de modernité picturale qui remonte à la Renaissance.


Picasso se cherche des racines françaises, il interprète La Famille heureuse de Le Nain. Il est encouragé par Apollinaire dans l’exploration d’un lyrisme national à travers l’inspiration de Poussin (lettre de 1918). Ensuite, ce ne sera qu’appropriation, entrée "par effraction" (Marie-Laure Bernadac) dans la peinture  des autres, toutes époques confondues. Le Greco, Courbet, pour les interprétations uniques qui sont autant d’occasion pour Picasso de ressaisir ce qui, pour lui, est essentiel.


Velàzquez est celui que Picasso admire le plus. Les Ménines, par leur étrangeté, leur incongruité, leur mélange et le déplacement de l’œil qu’elles demandent au spectateur, deviennent une source majeure de son inspiration. "En peignant ses propres Ménines (1957), il s’inscrit en fait comme le dernier reflet du jeu de miroirs mis en place par Vélasquez" (Marie-Laure Bernadac). C’est aussi une occasion pour "le peintre de la peinture" de se plonger encore dans le Siècle d’or espagnol et de se confronter au compatriote illustre par excellence.


Manet ! Dès 1901, ce peintre français, inspiré par l’Espagne et initiateur de la modernité, fascine Picasso. Son Déjeuner sur l’herbe est inspiré du Concert champêtre de Titien. Pour expliquer le processus qui conduit Picasso à donner sa version d’une œuvre consacrée (en 1960-1961), Marie-Laure Bernadac parle d’incubation et d’obsession voir de cannibalisme. Il s’agit probablement aussi d’un exorcisme. Picasso lutte avec les images mentales qu’il se fait des maîtres qui l’inspirent. À propos du peintre français, il écrit pour lui-même, au dos d’une enveloppe : "Quand je vois le Déjeuner sur l’herbe de Manet je me dis des douleurs pour plus tard." Il effectue là sa variation la plus importante, c’est aussi la dernière. La visite de l’exposition qui lui est consacrée au musée d’Orsay ne laisse pas de surprendre. C’est le spectacle de l’obstination, des essais tous azimuts, de l’exercice d’une liberté de peintre incommensurable. On pourra aussi ressentir de l’écœurement face à cette profusion.


Existe-t-il une postérité de cet art de la citation ? Picasso a-t-il fait des émules ? Claude Lévi-Strauss remet en cause l’enseignement picassien : "c’est une œuvre qui apporte moins un message original qu’elle ne se livre à une sorte de trituration du code de la peinture. Une interprétation au seconde degré, un admirable discours pictural plus qu’un discours sur le monde" (Claude Lévi-Strauss, Arts, n°60, 1966, p. 40-41, cité par Marie-Laure Bernadac). En effet, ce qui reste de Picasso est un testament de spontanéité, de mise en peinture des fantasmes personnels, de droit au mal peint, au non terminé, à la mise à nu de la matière.

Picasso fondateur du cubisme

Susan Grace Galassi nous transporte dans les années de formation de Picasso. Avant qu’il ne se lance dans le combat contre les maîtres de la peinture, c’est à l’art de l’antiquité qu’il offre son enthousiasme.
À La Corogne, Barcelone et Madrid, le jeune Picasso, comme tout étudiant des Beaux-arts, doit se plier à l’exercice de la bosse, c'est-à-dire, la copie d’après un moulage antique.

Il va sans dire que celui dont on s’étonnera de la "précocité effrayante" (Charles Morice, Mercure de France, décembre 1902) est à 13 ans un excellent observateur et dessinateur. Cette virtuosité met Picasso mal à l’aise, il est gêné par sa propre minutie et ne tarde pas, tout en gardant présente la mémoire des éléments d’histoire de l’art qu’il apprend à l’école, à s’éloigner définitivement de la reproduction du réel. Les maîtres espagnols qu’il suit sont Le Greco, en premier et presque "au détriment de Velasquez" puis Goya comme le précise Francisco Calvo Serraller. Dans son admiration pour les maîtres espagnols, Picasso ne manque pas, en chef de fil du cubisme et non sans une certaine mauvaise foi, de découvrir les prémices de son mouvement dès le XVe siècle. Il cherche à légitimer son orientation par l’art des peintres de l’Histoire récoltant ainsi les deux bénéfices de tout inventeur qui sait bien manœuvrer : l’inscription dans une continuité et l’initiation d’un mouvement.


Les visites des expositions consacrées à l’inspiration ancienne ou érudite de Picasso ne devront pas être effectuées sans avoir bien en tête cette ambigüité fondamentale : l’admiration sincère des peintres d’un côté et la volonté de prendre place à leur suite, de l’autre, et pourquoi pas de façon un peu artificielle, par quelques citations picturales. Picasso ne peint pas à partir des modèles qui ont servi de référence aux peintres qu’il admire. D’ailleurs, on l’a vu, il s’éloigne rapidement d’un art de la reproduction. Non, Picasso peint en s’inspirant des toiles anciennes. Plus précisément encore, on peut dire qu’il peint en fonction du scénario de ces toiles. Sa démarche, notamment dans les séries, est très comparable à celle de Monet avec la cathédrale de Rouen : donner d’une œuvre d’art ou d’un monument plusieurs variations représentatives en laissant libre cours à la subjectivité. Le résultat peut donc être tiré, en fonction de l’angle d’analyse, du côté de la filiation ou du côté de la nouveauté pure.

Dans sa dernière période, il multiplie ces citations qui sont autant d’hommages aux maîtres anciens et qui de fait, l’inscrivent lui-même dans la grande tradition de la peinture.

Pour le spectateur, la juxtaposition des toiles d’inspiration, tous siècles confondus, et des toiles de Picasso permet d’épouser le regard du maître de Mougins, de regarder avec lui les œuvres dont il s’inspire, de comprendre ce qu’il en retient : un scénario encore une fois, des lignes, la position des bras derrière la tête d’un nu, un thème. Ce jeu atteint son apogée avec Les Ménines, en 1957, alors que Picasso a 75 ans. Manière de terminer une œuvre commencée en compagnie de Velàzquez. Le peintre s’enferme dans son atelier et compose 44 variations des Ménines. Depuis 1920 Picasso déclarait que Velàzquez était le plus grand maître. À la fin de sa vie, il le peint.

Maîtres français, Afrique, cubisme

Et les maîtres français ? "À Paris je suis tout de suite allé au Louvre. J’ai vu les Poussin." déclare un jour Picasso à Pierre Daix. À partir de cette première visite, c’est une suite infinie d’emprunts à Poussin mais aussi à Ingres, Puvis de Chavannes, Gauguin. Ce qui unifie l’inspiration des maîtres, et des maîtres français en particulier, c’est la recherche chez eux d’un primitivisme, tel que trouvé dans les objets venus d’Afrique et dont Picasso entame la collection dans la première décennie du XXe siècle. Toujours la quête d’un scénario, d’un agencement de lignes. À cette époque, cela débouche sur Les Demoiselles d’Avignon (1907), sur Trois femmes (1908) qui font état, bien sûr, du cubisme de Picasso mais surtout d’une recherche de ce qui structure une composition. Cette recherche se fait chez Cézanne et aboutit elle aussi aux Demoiselles d’Avignon qui figurent un bordel idéal peuplé de créatures d’Ingres, de Cézanne, d’anonymes africains et de Picasso. "Hommage dans l’irrespect" commente Pierre Daix qui a bien connu Picasso et a établi le catalogue raisonné de ses premières œuvres. Picasso digère ce qu’il voit, il ne le copie pas. Et il voit beaucoup, souvent. Il visite le Louvre, de nombreuses expositions (Corot, Cézanne), le musée des Augustins de Toulouse, le British Museum… Loin de l’autisme dont on pourrait taxer un grand nombre d’artistes du XXe et du XXIe siècle, Picasso est gourmand des autres. Si l’on en croit Pierre Daix, c’est davantage de la vraie curiosité que de l’inquiétude ou une volonté de se comparer ; se confronter plutôt. Quand il interprète le Retour du baptême de Le Nain dans le style pointilliste de Seurat, il va jusqu’à "bousculer à l’extrême les proportions des personnages. Histoire de voir comment le tableau fonctionne" comme un enfant qui démonte un mécanisme, l’examine, le casse éventuellement pour voir comment ça fonctionne. Picasso n’est pas le seul peintre à se nourrir de la peinture des autres mais chez lui le phénomène vire à l’obsession.


On a déjà pu observer cela chez David et pour les mêmes tableaux : L’Enlèvement des Sabines en l’occurrence sera aussi repris par Picasso. Il s’agit peut-être de reprendre à son compte la phrase du Corrège enfant : "et moi aussi je suis peintre". Hommage, inscription dans le club des maîtres, vision de la peinture ancienne comme un défi à relever. Avec Courbet et ses Demoiselles des bords de Seine, Picasso opère un "nettoyage" affirme Pierre Daix. Il réduit les dimensions du cadre pour se concentrer sur les figures, compose une ambiance onirique moins bucolique. Le tableau de Courbet existe encore pour ceux qui voudraient exécuter leur nettoyage eux-mêmes ou ceux qui considèrent qu’aucun nettoyage n’est nécessaire.

Picasso et ses maîtres allemands

Paradoxe de l’histoire, Picasso, dont les marchands d’art sont Uhde et Kahnweiler, est pris dans le sac de "l’art boche" peu après la première guerre mondiale et rejeté d’Allemagne comme "dégénéré" par le nazisme montant dans les années 1930. Peu importe pour Picasso qui explore les primitifs germaniques et notamment Lucas Cranach (David et Bethsabée) dans  son style sophistiqué au faux air de simplicité. Il en extrait les lignes et les tonalités principales, selon son habitude.


Étrange Picasso. Symbole de la révolution picturale au XXe siècle, il nous apprend à regarder les chefs d’œuvre du passé d’un autre œil. En 1947, quand le directeur du Louvre décide de montrer quelques unes de ses toiles, il demande qu’on les place avant la venue du public, tantôt à côté de celles de Delacroix, tantôt à côté de celles de Poussin et d’Ingres. Il veut montrer son œuvre à ses pairs (à ses pères ?), obtenir leur assentiment. Son attitude est celle du disciple. On peut déplorer, pourtant, que le catalogue de cette grande exposition soit unanimement élogieux, qu’il n’interroge pas davantage la démarche de Picasso dans ce qu’elle a de normatif, de violent, de destructeur des valeurs anciennes. La lecture des livres d’or, dans les trois lieux d’exposition montre qu’il aurait fallu le faire