Florent Mazzoleni retrace la généalogie du rock'n'roll. Un retour aux sources qui prend la forme - parfois au détriment du fond - d'un festival de noms et d'images.

Le retour aux sources que propose Les Racines du rock prend la forme de rapides flash-backs : l’auteur fait revivre, le temps d’une page ou deux, un musicien, un courant musical, une maison de disques, une tranche d’Histoire made in USA. Leurs points communs ? Ils ont influencé, plus ou moins volontairement, plus ou moins intensément, l’émergence et le devenir d’une musique qui exalte les barrières qui tombent, le sexe et la libération. Chacune des périodes ici résumées a orienté, à sa manière, le développement de la déferlante rock. Chacun des  individus et chaque groupe d’individus dont l’auteur offre une carte d’identité a enrichi, avant l’heure, parce qu’il a imité ou innové ce qui sera la bombe musicale des années 1950. Tout et tous sont autant de petites pierres qui ont contribué à l’édifice, gigantesque, du rock and roll. La plus grosse racine du rock, celle qui avoisine la taille du tronc, est américaine, alors autant se le permettre, ce jeu de mots : Florent Mazzoleni rend bel et bien hommage à ces little rocks, ces petites pierres, qui ont modelé le rock.

Il y a de beaux hommages. D’autres sont fades. Florent Mazzoleni choisit, lui, d’honorer comme il se doit un sujet qui lui est cher (l’auteur a déjà publié, chez Hors Collection, L’Odyssée du rock, une histoire du genre de 1954 à nos jours). Celui qui tourne les pages des Racines du rock est tout autant spectateur que lecteur : il utilise peut-être même davantage ses yeux pour l’image que pour le texte, au fil d’un ouvrage qui multiplie, très judicieusement, superbes portraits en noir et blanc et pochettes de disques osant les couleurs les plus inattendues. De quoi recréer une parfaite atmosphère rétro, et rendre, sans recourir au mot, cette dimension dynamique et délurée que promet la vague qu’on appelle, en toutes lettres, rock and roll.

Ces images, qui sont sans nul doute l’âme de l’ouvrage, peuvent donner l’impression de se copier les unes les autres, dans les tons et les sujets. Mais les yeux ne sont jamais lassés. Le choix est cohérent : c’est celui de l’unité. Lorsque la répétition déteint sur le texte, en revanche, le lecteur est plus facilement gêné. Plusieurs fois au cours de son voyage dans le temps, l’auteur répète, pour un même sujet, la même présentation succincte, là où l’on est en droit d’attendre le détail et l’approfondissement. Celui qui espère explorer les tréfonds de ce volcan qui a préparé une musique nerveuse risque – il doit en être conscient – la frustration. Le manque de précision, c’est aussi, parfois, le flou d’une notion musicale livrée sans autre explication.

On peut choisir de faire un effort, suivre l’esprit positif dont se réclame le rock et voir, dans ces ellipses, le choix du synthétique. Pour être léger, donc rock. Les thèmes traités le temps de deux pages peuvent alors être conçus comme autant de fiches indépendantes, entre lesquelles le lecteur peut naviguer dans un esprit, une fois de plus, très rock, selon les principes de désordre et de liberté. Et ce, même si l’histoire est très clairement racontée suivant un schéma chronologique.

Racines enchevêtrées

Mazzoleni découpe ce que l’on pourrait appeler sa pré-histoire du rock en décennies… et en trois temps : les années 1930, 1940 et 1950 ont toutes leur lot de stars, d’inventeurs et d’événements socio-économiques propices au développement d’un genre musical nouveau… et résolument hybride. Les années 1920 avaient déjà fait leur offrande : le développement de l’électricité sur cette période aura signifié beaucoup, en permettant d’amplifier les instruments et de donner une expression plus brute de cette fureur positive qui animera le rock.

Qu’est-ce qui a fait le rock ? Quels en ont été les ingrédients ? En refermant le livre de Mazzoleni, on serait tenté de répondre : "On ne sait pas" ou alors : "Un peu de tout". Cette dernière réponse serait un peu exagérée, certes. Mais pas si fausse dans l’idée, puisque les inspirations de ce qu’un DJ de Cleveland – pour l’historique officiel – baptisera rock’n’roll sont des plus diverses. On peut tenter de simplifier le tableau en reconnaissant une paternité sûre aux musiques blues, gospel, rhythm’n’blues et swing jazz. À ce niveau de la filiation, les cartes d’identité sont à nouveau bien complexes, chacune de ces mouvances allant puiser son caractère dans des sources multiples et dont il est difficile de fixer les contours précis. Pas étonnant, alors, que le rock se présente d’emblée comme une chose qui bouillonne. Pas étonnant que cet amalgame musical parte dans tous les sens, puisqu’il vient de tous côtés. Le titre du livre annonce que, du rock,  on va chercher à déterrer les racines. Le mot ne pouvait être mieux choisi. Mazzoleni fouille bel et bien des ramifications qui s’entrelacent et qu’on a du mal à démêler. Et si les racines grouillent sous terre, les années 1950 et celles qui ont suivi ont montré qu’à l’air libre, le schéma était reproduit en parfaite symétrie, avec le développement de toutes ces branches folles que sont le rock alternatif, le grunge, la pop et autres dérivés.


Elvis, pas si King

La principale entreprise des Racines du rock consiste à démystifier Elvis Presley. Il ne s’agit pas de lui retirer sa couronne, ni de nier le rôle crucial qu’aura joué ce blanc-bec du Mississipi pour attirer les projecteurs sur un mariage choquant pour l’époque, celui de la musique blanche et de la musique noire. Non. Il s’agit, tout simplement, de justifier cet intérêt pour l’avant-année 1950, décennie qui porte la naissance officielle du rock. Dès les premières lignes, l’auteur assume haut et fort son déicide, sans quoi ses épanchements sur les premiers temps du gospel ou du boogie n’auraient pas lieu d’être. Elvis, prince ? Oui. King of rock ? Il se pourrait bien. Mais non à la manière simpliste qui fait de lui le dieu créateur.

Il n’en reste pas moins que c’est bien le petit Presley qui, grâce aussi bien à sa voix de noir dans un corps de blanc qu’à ses mouvements "obscènes" du bassin (ces déhanchements qui lui vaudront, pour ses premières apparitions télévisées, d’être toujours cadré au-dessus de la ceinture), a offert une ouverture médiatique sans précédent à une musique qui, à l’origine, est de couleur dominante noire et a longtemps souffert des mentalités racistes. La première bombe du "chanteur à la puissance atomique", Hound Dog, n’est-elle pas la reprise d’un morceau de rhythm’n’blues noir ? Buddy Holly, le "rocker à lunettes", reconnaissait en 1955 le rôle essentiel d’Elvis : "Sans [lui], aucun de nous n’aurait réussi."

Le rock, musique "d’en bas"

Dans le processus de valorisation de la musique noire, les années 1920 apparaissent comme une étape importante. C’est en effet à cette époque que se construisent, aux États-Unis, le réseau des radios et l’industrie du disque. Grâce à ces vecteurs et acteurs de diffusion sans équivalent, de nombreuses musiques du Sud sont enfin en mesure de toucher un public (géographiquement) plus large. Le blues, noir, et la country, blanche, profitent de cette heureuse vague… et commencent à s’y mélanger. On en viendra à définir le rock – lorsqu’on en réclame des contours précis – comme fusion métissée de ce blues et de cette country, deux composantes essentielles des traditions musicales agrariennes. Mais c’est faire l’impasse sur d’autres tendances musicales – boogie-woogie, gospel, swing et rhythm’n’blues – qui ont imprégné les années de dépression et préparé le succès du rock. Parce que leurs rythmes vont nourrir les particularités rock. Parce que leurs sonorités ont déjà séduit et que le rock, en les englobant, travaille son pouvoir de séduction.

En étant bercé par la musique des noirs et la musique agrarienne, le rock est promis à l’image de musique populaire, et son rejet par les classes supérieures de la société américaine – pendant plusieurs années – sera une conséquence sans surprise de ces origines "déplorables". L’importance des musiciens noirs, dont l’inventivité a fait beaucoup pour les heures de gloire du rock (Bo Diddley, pour ne citer que lui, s’est distingué comme un compositeur hors norme, et ses motifs rythmiques sont réutilisés sans limite – en particulier ce Bo Diddley Beat ("bomp, ba-bomp-bomp, bomp-bomp") imitant, selon son inventeur, "le son d’un train de marchandises") n’appellera pas de meilleurs sentiments face aux rythmes de la débauche. Et lorsque celui qui porte le rock est blanc, sa profession a tendance à confirmer la nature fermement populaire de la nouveauté rock. Avant de triompher sur vinyle, on a souvent été camionneur, déménageur, employé d’usine comme Johnny Burnette. On a parfois même fait de la prison. Et on acclame volontiers – très volontiers – les succès de la black music… en s’adonnant à l’exercice de la reprise. Cette pratique est, à l’époque, synonyme d’originalité et de création ; elle favorise le mélange des influences. Rien à voir avec la pratique de la reprise propre aux années 1990, où l’innovation n’est pas de mise et où l’intérêt est, diront certains, purement financier. Mais, lorsque l’on revisite Hound Dog ou That’s all right Mama, dans les années 1950, on sait aussi pertinemment qu’il s’agit là de bombes commerciales. On retravaille cependant, on imprègne le déjà connu de sa personnalité. C’est alors que la reprise joue son rôle créateur, formidable tremplin pour le devenir du rock, ferment essentiel pour la diversité de ses formes.



L’aversion des familles américaines, jusque dans la classe moyenne, pour le rock n’est pas seulement dû au profil de ceux qui le portent. Elle est aussi motivée par ce qu’est le rock : "musique du diable", elle est fabriquée tout en bas, niveau Enfer, là où la violence fait loi, là où on ne parle que de ce qui se passe en bas, juste en dessous de la ceinture. Le rock raconte les trottoirs des bars et les cheveux au vent, mains sur le volant d’une voiture qui file à toute allure. Le rock sent l’adrénaline et les hormones. Si rock rime avec populaire, il rime tout aussi bien avec adolescence.

Les racines du rock se sont nourries, incontestablement, des périodes de frustration. Frustration économique, frustration de ceux dont la couleur de peau annule la liberté d’expression. Les frustrations créent la tension. La tension appelle l’explosion. Et, lorsque la prospérité de l’après-Seconde Guerre mondiale ose enfin se montrer, l’esprit des jeunes Américains est plus disposé que jamais à se laisser aller, pour porter au pinacle la musique de toutes les libérations.

Qui donc a préparé le tapis rouge pour le King ? Qui a travaillé à la gloire du rock ? Joe Turner, T-Bone Walker, Louis Jordan. Hank Williams, Muddy Waters… Laissons à Florent Mazzoleni le soin de l’exhaustivité. La machine rock puise de tous côtés : elle est donc bien bâtarde, comme le lui reprochent ses détracteurs. Prostituée ? Oui, et elle en est fière. Elle s’offre à tous pour un maximum de plaisir. Le rock est monstre. Car hybride. Et de portée phénoménale.

Le plaisir rock, c’est celui de pouvoir tout envoyer valser et, à ce titre, on reste volontiers sur l’idée que le livre de Florent Mazzoleni est à utiliser librement, sans respecter l’ordre des pages. Les racines du rock ne semble pas être fait pour être lu et rangé : il s’agit bien plutôt d’un outil d’accompagnement. La lecture appelle l’initiation sonore. L’intérêt : consulter pour écouter, découvrir ou se souvenir, disque à l’appui. L’éditeur devrait peut-être y songer…