Dominé par la rétroaction, l' "antimanuel" de Bégaudeau brouille les pistes en apposant un vernis désinvolte sur une doxa khâgneuse.

Au moment même où Entre les murs est pressenti pour représenter la France lors de la cérémonie des Academy Awards (Oscar), il apparaît utile de revenir sur la parution du dernier opus de François Bégaudeau. Omniprésent sur la scène culturelle française, l’écrivain-scénariste-chroniqueur-futur-ex-professeur de lettres a signé au sortir de l’année 2008 un Antimanuel de littérature aux éditions Bréal.


Un antimanuel pour quoi faire ?

Rappelons pour mémoire les récentes fortunes de la collection Bréal, et notamment le célèbre Antimanuel de philosophie écrit par Michel Onfray. Soucieux de clarifier le sens et la valeur du terme même d’antimanuel, le philosophe précisait dans sa préface : "Dans les programmes officiels, on transmet des valeurs sûres, classiques. La plupart du temps, elles dérangent peu l’ordre social, moral et spirituel, quand elles ne le confortent pas nettement. Mais il existe aussi, et en quantité, des philosophes marginaux, subversifs, drôles, qui savent vivre, rire, manger et boire, qui aiment l’amour, l’amitié sous toutes ses formes."   Invitant à lire les minores anticonformistes des temps passés – Aristippe de Cyrène, Diogène de Sinope ou encore Philodème de Gadara – l’essai d’Onfray se conformait donc idéalement au principe éditorial. La démarche de François Bégaudeau, quant à elle, apparaît plus indéterminée. Bien entendu, l’auteur rassure son lecteur dès les premières pages : "Il manque aux manuels de littérature d’interroger ce qu’une science humaine appellerait leurs présupposés, c'est-à-dire le tissu de principes et de valeurs." Jusqu’ici tout va bien, et le titre semble se justifier à plein. Et pourtant, toujours dans cette même préface, François Bégaudeau se rétracte : "Addenda, appendice, fascicule complémentaire, ou, dans le sens inverse de la pendule, préalable, avant-propos, préface, autant de dénominations mieux ajustées à l’humeur qui innerve le présent ouvrage." À travers cette glose en demi-teinte, on perçoit le principe rhétorique qui "innerve" l’écriture bégaudienne, à savoir la rétroaction, figure de style qui consiste à "nier immédiatement ce qu’on vient d’énoncer"   .

L’écriture de Bégaudeau est fondamentalement rétroactive et sans doute est-ce là un foyer de crispation pour ses détracteurs. Plutôt que d’assumer un propos, l’auteur se sent obligé d’en atténuer, voire d’en annuler la portée. Alors qu’Onfray se prêtait au jeu de la collection "Antimanuel", Bégaudeau, comme souvent, se rétracte et cherche à voiler le principe vendeur de la démarche. On eût aimé avoir affaire au "Bégaudeau-sincère", celui qui n’hésite pas à déclarer au sujet de Jouer juste (Verticales, 2003) : "Sur six cent livres sortis à la rentrée, il ne devait pas être l’un des plus mauvais. Il avait des arguments presque marketing. Il était sexy. Les footeux s’y retrouvaient. Et il parlait d’amour, un sujet universel. Surtout, il était court. Il ne faut pas oublier ce détail fondamental quand on connaît le fonctionnement de la presse que je connais bien maintenant. Jouer juste était pitchable. J’utilise le mot pour être à fond dans le vocabulaire marketing."   Un antimanuel de chez Bréal, ne l’oublions pas, c’est avant tout un ouvrage "sexy", dont le principal argument de vente est explicitement le refus d’un sectarisme intellectuel élitiste (sic). Le principal intéressé pouvait le reconnaître, assumer le principe marketing, la jouer juste… Oui, mais. Fidèle au principe de rétroaction, Bégaudeau déjoue et croit ainsi se sortir du guêpier médiatique.




Le "bonnet rouge" de Bégaudeau


Passée la préface, cet Antimanuel de littérature offre moultes perspectives intéressantes. Prenant à contre pied une vision sacrée, mythifiée de la littérature, l’auteur se plait à subvertir les stéréotypes d’écrivains, plus précisément le modèle de "l’écrivain dans un fauteuil" dont la posture aristocratique ne peut qu’agacer Bégaudeau. Parmi les textes proposés à la lecture – un principe de manuel – il en est un de Gombrowitz qui illustre ce parti pris démystificateur : "Toi, mon peuple, prends garde à ces crépuscules des poètes historiquement motivés ! Ne te laisse pas entraîner dans leur petit manège où il leur suffit, à eux, de ‘‘chanter’’, à toi, d’admirer. Passe en revue tous les poncifs – car il nous arrive d’admirer quelque chose uniquement parce que nous avons pris l’habitude ou parce que nous refusons de gâcher notre plaisir. Il nous arrive aussi d’admirer par discrétion, par délicatesse : pour ne pas vexer les gens. À tout hasard, voilà mon conseil : frappons-les en un seul coup, bien fort, pour voir s’ils ne vont pas tomber." Et, en effet, mettant en application ce principe du "coup de marteau", Bégaudeau fait tomber les idoles, ces postures intimidantes que l’écrivain, et la littérature avec lui, affectent.

Parmi les différentes mythologies dévoilées par Bégaudeau, certaines semblent s’inscrire dans la continuité des travaux de Sartre (Esquisse d’une théorie des émotions), de Barthes (Mythologies), voire de Bourdieu. Là où Barthes dénonçait les représentations esthétiques "bourgeoises", Bégaudeau renchérit en mettant à nu l’attitude "snob" de l’aristocrate-lecteur. Attitude symbolisée par la figure de la "tautologie" selon Barthes, elle se structure chez Bégaudeau autour du mot "style" : "Un synonyme de style serait : Schtroumpf. Style veut tout dire et donc rien." Plus loin, l’auteur se livre néanmoins à une analyse de ce puissant (dé)marqueur social : "Le style nous distingue, dénote un talent, un savoir-faire que seule détient une caste d’élus. […]Le style manifeste une appartenance ou une volonté d’appartenance aux sphères éloignées de la plèbe, bassement encline à appeler un chat un chat."   Fidèle à sa mécanique rétroactive, Bégaudeau note plus avant dans le livre : "Quoi qu’on pense de son snobisme, reconnaissons que la littérature manquerait d’intérêt si elle parlait comme tout le monde." Derrière le Bégaudeau démystificateur se cacherait donc un Bégaudeau soucieux de protéger certains mythes. Et de manière plus générale, derrière l’apparente désinvolture d’une écriture déscolarisée, se révèle un intellectuel soucieux de placer des références tout droit sorties de classes préparatoires.



À cet égard, l’Antimanuel de littérature, loin de satisfaire aux demandes d’un élève de terminale, convient davantage à un étudiant littéraire en mal de recul par rapport à un "savoir savant". Loin de révéler un hypothétique anti-patrimoine littéraire, l’essai de Bégaudeau brouille les pistes, apposant un vernis désinvolte sur une doxa khâgneuse – à moins que ce ne soit un vernis khâgneux qui protège une prose désinvolte. Le ton volontairement provocateur et familier ne s’appuie pas foncièrement sur une contre-culture littéraire. Si ce n’est dans le choix des textes et des images au demeurant très pertinent, la prose de Bégaudeau se nourrit de discours scolaires : de la distinction entre prose (marche) et poésie (danse) empruntée à Paul Valéry aux références attendues au Barthes du Degré zéro de l’écriture concernant l’intransitivité de l’écriture, Bégaudeau ne cesse de réactiver ses souvenirs de prépa. Pour justifier le titre d’antimanuel, il s’en remet alors à son principe rétroactif : chaque développement savant se trouve pondéré par un trait d’humour-potache, chaque réflexion ponctuée de saillies pseudo-comiques ; Bégaudeau semble ainsi déclarer à chaque page : "Faites-bien attention, je suis savant, mais je ne suis pas savant." Dans cet esprit, la palme revient sans nul doute au glossaire, qu’on souhaiterait digne de Leiris (Glossaire, j’y sers mes gloses) mais qui n’est qu’une succession de blagues faciles et peu efficaces. Au hasard, "Rime masculine" : "Rime persuadée d’avoir la plus grosse" ; "Vers libre" : "Vers prénommé Max. Y en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler." À chacun de juger …

En définitive, le Bégaudeau de l’Antimanuel offre un visage multiple : agaçant lorsqu’il se croit obligé de déminer ses références intellectuelles par des tournures désinvoltes ou des analogies infantilisantes, passionnant quand il ose enfin se décomplexer et assumer son statut d’intellectuel. L’Antimanuel offre ainsi quelques belles pages sur la littérature contemporaine. Citant Échenoz, Cadiot ou Sorman, Bégaudeau se livre même à des analyses techniques de haute volée – ce qu’il nomme le "concret de la fabrication". On pense aux passages consacrés au discours indirect libre ou à ceux sur les incipits. Débarrassé de sa rhétorique rétroactive, François Bégaudeau séduit son lecteur et lui apporte ainsi des perspectives d’analyse riches et originales sur une littérature qu’il souhaite – et nous avec lui – "bien vivante"