L’auteur revisite la stratégie d’entreprise en questionnant le modèle rationnel auquel celle-ci se réfère encore le plus souvent.

 
Ce livre est tiré d’un cours d’introduction à la stratégie d’entreprise donné à l’École des mines de Paris   comme préalable à des rencontres organisées entre des dirigeants d’entreprises et des élèves futurs cadres dirigeants. Il est placé sous le haut patronage de James March (né en 1928), à qui l’auteur a déjà consacré deux autres livres   .

L’auteur présente, dans une première partie, les méthodes et les outils classiques de la stratégie d’entreprise, avant de relativiser, dans une deuxième partie, les principes du modèle rationnel sur lesquels ceux-ci reposent, cela en s’appuyant sur March. Il prend alors en compte, successivement, la limitation des capacités cognitives, l’indétermination des préférences, les effets émergents de l’action collective, les interactions entre l’entreprise et son environnement et les difficultés de l’apprentissage dans un univers ambigu (où le succès a souvent peu à voir avec un processus de sélection efficace). Il conclut sur le rôle du chef dans un tel contexte.


Le modèle classique

La première partie récapitule les principaux éléments de la stratégie d’entreprise. L’histoire de Robin des Bois permet à l’auteur d’illustrer de manière amusante les choix auxquels se trouve confronté le stratège.

La présentation des méthodes et des outils de l’analyse stratégique est ensuite scindée entre ceux concernant un seul domaine d’activité d’une part et ceux relevant d’activités multiples d’autre part. "L’activité de l’entreprise se définit d’abord par son "offre de valeur" ; quelle fonction réalise-t-elle (quel problème résout-elle) ? Pour quels clients (quels utilisateurs) ? Comment réalise-t-elle sa prestation (quelle technologie) ?"   "Une entreprise peut se spécialiser sur un créneau précis (fonction, clientèle, technologie) ou chercher à tirer parti de synergies ou d’économies d’échelle en offrant plusieurs fonctionnalités (intégration), en s’adressant à plusieurs clientèles, en utilisant plusieurs technologies."   Elle peut chercher à constituer un avantage sur les coûts ou miser sur la différenciation (ou opter pour un mix des deux). Elle peut intégrer elle-même toutes les fonctions de production et de distribution ou se concentrer sur certaines étapes de la chaîne de la valeur. Mais la stratégie consiste également à surveiller les forces qui déterminent la profitabilité de l’entreprise, à évaluer ses forces et ses faiblesses propres (au regard des facteurs-clés de succès qui ont pu être identifiés) et à envisager des scénarios d’évolution pour parer aux menaces et saisir les opportunités, le cas échéant. Elle doit également prendre en considération les alliances ou les partenariats possibles dans le cadre d’une politique de construction de réseaux. Enfin, la stratégie inclut, dans une certaine mesure, le management des compétences-clés, savoir-faire et technologies critiques. S’il ne fait pas montre ici d’une originalité particulière, l’auteur livre toutefois une synthèse efficace, matérialisée dans un plan-type d’analyse d’un domaine stratégique qui tient alors en deux pages   . On peut cependant regretter que les exemples d’application qu’il donne ne soient pas plus développés.



En cas d’activités multiples, la stratégie consiste en premier lieu à segmenter celles-ci en domaines d’activités indépendants et homogènes (du point de vue de l’analyse stratégique), pour leur assigner à chacun des objectifs et leur fournir les ressources nécessaires. Elle consiste aussi à s’interroger régulièrement sur l’intérêt de conserver chacun d’entre eux au sein du groupe. La complexité justifie dans ce cas la formalisation du processus stratégique, que les entreprises ont toutefois plutôt eu tendance à alléger ces derniers temps.

L’auteur passe ensuite en revue, dans le court chapitre suivant, les principaux courants stratégiques depuis le milieu des années 1960, en examinant à cette occasion comment naissent et se diffusent les modes stratégiques, à partir d’une expérience de fabrication d’une mode réalisée par deux de ses élèves   .


La stratégie démystifiée

La suite du livre, en revenant sur les hypothèses peu réalistes qui sous-tendent le modèle rationnel classique lie la stratégie et la théorie des organisations (pour la branche qui s’intéresse aux décisions à laquelle appartient James March). L’idée que l’on se fait du pouvoir et également du rôle du décideur-stratège en est considérablement modifiée   .

Les décisions stratégiques résultent plus souvent d’une "logique des convenances" ou, autrement dit, d’une rationalité limitée, procédurale et adaptative que d’une rationalité calculatoire   , explique l’auteur.

De même, les préférences des décideurs sont plus souvent incertaines et évolutives, qu’absolues, cohérentes et stables. En outre, celles-ci souffrent fréquemment de biais cognitifs et d’effets de cadrage, comme l’ont montré Daniel Kahneman et Amos Tversky. Enfin, ces préférences sont aussi tributaires de leurs actes. Finalement, "la mise en cause de la préexistence des objectifs, de la cohérence des acteurs et du primat de la rationalité […] nous conduit à voir dans l’amélioration des valeurs et des objectifs d’une organisation une des fonctions essentielles du processus de décision […]. Elle nous amène aussi à revoir nos méthodes d’évaluation qui ne doivent pas forcément être fondées sur des critères définis a priori."  



Les décisions au sein des organisations peuvent être vues comme le produit de la volonté d’un acteur dominant, le résultat d’un processus politique (qui débouche ou non sur un compromis et un projet commun, qui doit ensuite être stabilisé par la fabrication de mythes et l’imposition de rites), ou encore comme un phénomène émergent (comme dans le fameux modèle de la poubelle élaboré par J. March, M. Cohen et J. Olsen pour rendre compte des décisions dans les "anarchies organisées" que sont les universités). Dans ces conditions, il est difficile de caractériser avec certitude les organisations efficaces, on peut toutefois remarquer que celles-ci se signalent fréquemment par des valeurs ou un projet partagés, des dispositifs agissants de coordination de l’action, mais aussi par des dispositifs d’apprentissage organisationnel permettant de faire évoluer les premiers   .

Mais il faut également prendre en compte le fait que l’entreprise agit et rétroagit sur son environnement et les organisations qui le composent, au besoin en prenant appui sur des institutions. Ce qui nous vaut de la part de l’auteur un long développement sur la théorie des jeux, mais aussi sur la confiance (comme calcul, construction ou encore pari). Les développements sont la plupart du temps introduits dans cette partie sur la base de petits modèles, souvent mathématiques, que l’auteur emprunte à March lui-même (qui en est très féru   , à Thomas Schelling (idem) ou à d’autres auteurs, pour en tirer ensuite des recommandations sur le pilotage des organisations. Ce qui peut donner au lecteur, non familiarisé avec cette manière de faire, une impression de pointillisme. Même si a contrario il faut sans doute y voir une exigence de démonstration plutôt plus forte que ce que l’on peut trouver ailleurs.

L’auteur consacre enfin un dernier chapitre aux dirigeants et aux thèses et recommandations de James March sur le sujet, concernant tant la sélection de ceux-ci (et la place que tient le hasard à cette occasion) que la manière de concevoir leur rôle. Les nombreuses contraintes et les turbulences auxquelles sont confrontées les entreprises "rendent bien fragiles les analyses et les constructions des stratèges. Les plus objectifs admettront qu’ils ne contrôlent pas grand-chose et qu’ils se bornent souvent à rendre l’incertitude et l’ambiguïté supportables pour les membres de l’organisation, à rassurer les troupes pour permettre une action organisée."   C’est là une approche de jardinier plutôt que d’ingénieur, explique March, qui doit conduire à privilégier de petites interventions là où elles pourront être amplifiées par les processus naturels de l’organisation, tout en cherchant à promouvoir au sein de l’organisation une interprétation du monde favorable au cours des événements que l’on souhaite voir advenir.



Incorporer à la stratégie des éléments de théorie des organisations permet de tirer celle-ci vers plus de réalisme (le procédé pourrait du reste être élargi à d’autres auteurs que March), mais aussi de se prémunir contre des attitudes cyniques ou irresponsables dans lesquelles tombent quelquefois les dirigeants, lorsqu’ils ont expérimenté les limites de leurs capacités à changer le cours des choses, dans le monde complexe, déroutant et ambigu où nous vivons. C’est l’un des projets du livre, qui est par ailleurs bien écrit et plutôt facile à lire (une fois habitué à son style d’argumentation)