Une somme qui vient combler un manque et éclairer dans ses moindres détails un monde parfois méconnu.

* Cet article est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, veuillez cliquer sur le footer ci-dessous.

 

Un ouvrage nécessaire pour l’histoire du livre

L’histoire du livre, discipline finalement mal connue du grand public, a traditionnellement pour objet l’évolution des formes de l’objet-livre, depuis ses premiers avatars, tablette ou volumen, jusqu’aux formes les plus normalisées, mais aussi en un sens éclatées et diverses, du début de XXIe siècle, en abordant l’évolution des techniques, des matériaux, des esthétiques. Mais cette histoire est aussi celle de chaque volume en particulier, dépendant de données très variées, culturelles aussi bien qu’économiques ; la vie du livre résulte de l’intervention de toute une chaîne d’acteurs, depuis la fabrication du livre jusqu’à sa lecture en passant par sa commercialisation, son prêt…

Ainsi l’histoire du livre, de par son ambigüité même, a longtemps cherché sa légitimité. À la fois profondément matérielle, car ancrée dans l’histoire des techniques, et souvent l’apanage des érudits, elle a été considérée comme un domaine spécialisé, c’est-à-dire mineur. Il a fallu attendre en réalité les années 1960 pour que les historiens du livre se voient reconnaître pour ce qu’ils sont, des historiens justement, et les historiens d’un objet fondamental de la culture occidentale, dans toutes ses dimensions   . Le livre et l’écrit en général ont pu être remis à l’honneur dans un contexte de rénovation de l’histoire sociale   . Ainsi, parce qu’elle étudie un média au succès fantastique, lieu où sont rendues visibles nombre de données culturelles, mais aussi sociales, politiques, religieuses, économiques, géographiques…, l’histoire du livre est toujours d’actualité, et peut-être plus que jamais. Polymorphe, en mouvement, elle n’en finit pas de révéler ses trésors pour une approche transdisciplinaire, en vue d’une "histoire des mentalités" développée à partir de l’école des Annales comme, plus récemment, d’une histoire qui se veut davantage celle des pratiques culturelles, le mot étant entendu au sens large.

Les dernières années ont vu la floraison de travaux consacrés à l’histoire du livre, sommes monumentales ou travaux très ciblés   . Ainsi, les grands acteurs de la chaîne du livre ont fait l’objet d’études complètes : qu’il nous suffise de citer le Dictionnaire encyclopédique du livre   , l’Histoire des Bibliothèques   ou la fondamentale Histoire de l’édition française   , et plus généralement les travaux d’Henri-Jean Martin, Roger Chartier, Pascal Fouché, et tant d’autres. Dans ce foisonnement, la librairie, c’est-à-dire le monde des commerçants du livre, a durablement fait figure de parent pauvre, peut-être parce qu’elle restait la facette la plus bassement "commerciale" d’un objet par ailleurs souvent sacralisé. Apparue en tant qu’entité indépendante à la Révolution, la Librairie a sans doute par ailleurs subi le fait que l’histoire du livre à l’époque contemporaine fut longtemps négligée.

Quelques tentatives sur l’histoire de la Librairie existaient   , mais elles étaient très lacunaires, et déjà anciennes. Quelques monographies, précieuses, ont concerné des maisons particulières, souvent des éditeurs-libraires   . Enfin, Frédérique Leblanc a produit une intéressante étude Libraire : un métier   , mais qui comme son nom l’indique est centré sur un métier, laissant de côté nombre d’aspects du commerce du livre. La monumentale Histoire de la librairie française dirigée par Patricia Sorel et Frédérique Leblanc vient donc à point nommé pour combler un vide réel, et ce d’autant plus que la question déborde sur les débats les plus contemporains qui agitent le monde du livre. Étudier la Librairie, c’est en effet considérer une dimension du livre qui s’est développée plus que tout autre peut-être depuis deux siècles, et en particulier depuis quelques décennies. Dans un contexte économique où l’on a de toute évidence changé d’échelle, le livre se retrouve confronté aux structures de la commercialisation de même que tout autre produit, ce qui n’est pas sans poser des questions fondamentales quant à sa valeur même. Un ouvrage tel que l’Histoire de la librairie française est donc nécessaire à double titre, à la fois parce qu’il crée un précédent dans un domaine historique peu exploré, et parce qu’il entre en résonnance avec les problématiques les plus actuelles.

 

Un ouvrage passionnant

L’ouvrage, il importe de le préciser, ne s’intéresse qu’à la librairie comme entité autonome, c’est-à-dire à compter de l’Empire où les libraires se séparent de fait des éditeurs avec lesquels ils ne faisaient alors qu’un. C’est donc les deux derniers siècles de l’histoire du commerce de livres en France que l’Histoire de la Librairie française entreprend d’étudier dans une approche à la fois chronologique et thématique, distinguant deux grandes périodes : après la conquête de l’autonomie, acquise en 1945, les libraires se trouvent confrontés à des problématiques plus larges dans la deuxième moitié du XXe siècle, où l’on change d’échelle.

La période 1810-1945 voit la résolution de la question du contrôle de la production de livres, qui aboutit à la loi de 1881 affranchissant définitivement le métier. Elle est caractérisée par la diversité et la vitalité des librairies sur tout le territoire, qui maillent le territoire, se spécialisent…À cette époque, des réseaux parallèles du livre existent : colportage, cabinets de lecture, bibliothèques de gare et autres dépôts divers. Le monde des libraires subit de plein fouet les conséquences des deux guerres mondiales, mais se transforme cependant, en douceur, pour évoluer vers la modernité malgré les crises. En 1945, au terme de plus d’un siècle d’évolutions, la profession a pris conscience d’elle-même, et s’est mise en marche vers une organisation.

La reconstruction au sortir de la guerre prépare le terrain pour les profondes modifications des années 1960 et 1970. Les conditions économiques et sociales vont rendre possible une consommation de masse du livre, situation nouvelle qui oblige la Librairie à évoluer. La période voit donc l’arrivée de nouveaux venus dans le commerce du livre : FNAC, grandes surfaces spécialisées, clubs de livres…, visant notamment de nouvelles clientèles. Dans ce contexte, des cadres juridiques nouveaux viennent inscrire dans la loi l’exception française d’une certaine vision du livre : la loi Lang sur le prix unique du livre est l’aboutissement des grands débats des années 1970. L’irruption de l’outil informatique bouleverse au même moment les données du métier. Toutes ces modifications ont façonné le visage de la librairie d’aujourd’hui, multiple, monde aux prises avec les enjeux de la modernisation des modes de commercialisation et de communication, et qui a su modifier ses pratiques en restant attaché à son identité, mais monde qui semble bel et bien en crise.

Près de 150 articles soulignent le caractère toujours pluriel de la Librairie, hier plutôt par la diversité de son implantation géographique et de son offre, aujourd’hui davantage par la variété des tailles et le nombre des concurrents. Près de 70 contributeurs, libraires, éditeurs, historiens, bibliothécaires, sociologues, économistes…nous livrent une étude passionnante, pleinement historique, extrêmement documentée, où l’apport d’archives nombreuses et variées est le support à un propos informé et toujours argumenté : on n’avait jamais été aussi en profondeur pour étudier la librairie à Paris et en province. Scientifique, précise, cette étude est également incarnée, évoquant non seulement les structures mais aussi les libraires eux-mêmes, les maisons, et dans une moindre mesure les clients, à l’aide de moult exemples, chiffres, témoignages. Pour la deuxième moitié du XXe siècle notamment, certaines notices sont particulièrement bienvenues, comme celles sur les librairies militantes ou sur la FNAC. La province n’est pas oubliée, avec un grand nombre de notices consacrées à une maison, une ville, une région. Vrai plaisir de lecture, l’Histoire de la Librairie française pourra combler tous les usagers, ceux qui en tireront une vision exhaustive de la question ou ceux qui y auront recours pour une question précise.

 

Une somme (forcément) imparfaite


Le choix d’un portrait par touches, formé d’une succession chrono-thématique d’articles formant comme un bouquet, a ses avantages et ses inconvénients. Judicieux, parce qu’il permet une approche explicitement historique et nous fait appréhender de grandes évolutions, ce choix est aussi maladroit, parce que l’Histoire de la Librairie française n’évite pas les redites – que l’on songe à la question du brevet, la loi Lang, l’affaire des éditions J’ai Lu…abordées de façon poussée dans des articles différents. Résultant peut-être de la volonté d’éviter la forme encyclopédique au moment où fleurissent en – trop ? – grand nombre les dictionnaires sur à peu près tout et n’importe quoi, le choix de la linéarité, même sous forme d’articles distincts, ne permet pas une cohérence parfaite, si tant est que la perfection soit possible. Dans certains cas au moins, une notice unique n’aurait-elle pas été préférable par exemple pour retracer l’histoire des Gibert depuis leur création en 1886, au lieu que deux notices aux deux bouts du volume abordent les périodes 1886-1945 et 1945-2005 ? On peut regretter que ce fractionnement se retrouve dans la bibliographie, présentée par chapitre et non comme un tout. Par ailleurs, les divisions adoptées ne semblent pas toujours pertinentes, dans la mesure où elles n’évitent pas les retours en arrière dans le temps et rendent parfois le propos redondant. Peut-être une approche plus strictement chronologique, ou au contraire franchement thématique aurait-elle été plus efficace. On connaît il est vrai la difficulté de procéder à des découpages au sein d’un vaste sujet, pour une période longue ; ainsi peut-être les choix faits par les directrices de la publication ne sont-ils pas plus mauvais que d’autres.

Terminons cependant sur une appréciation positive : cet ouvrage est indubitablement une réussite. L’Histoire de la Librairie française se veut ouvrage de référence, et elle l’est à l’évidence, malgré les défauts inévitables de ce genre de publications