Un livre qui explore les représentations du conflit, avec quelques limites.

À ceux qui douteraient du postulat d'Une guerre qui n’en finit pas, à savoir que les productions ravivant le souvenir de la guerre de 1914-1918 ne faiblissent pas, il suffirait de mentionner la diffusion le 9 décembre 2008, sur France 2, du téléfilm Le Voyage de la veuve. En 2008, quatre-vingt-dix ans après l’Armistice du 11 novembre, la Première Guerre mondiale est toujours source de récits, de représentations, de (re)création.

Une guerre qui n’en finit pas réunit une dizaine d’intervenants sous la direction de Christophe Gauthier, conservateur de la cinémathèque de Toulouse, David Lescot et Laurent Véray, tous deux maîtres de conférences à Paris Ouest Nanterre La Défense. Il est le résultat d’un colloque de février 2008 lors du festival Zoom Arrière, à la cinémathèque de Toulouse, institution qui a restauré La Grande Illusion de Jean Renoir (1937) et Verdun, visions d’histoire (1928). L’ouvrage reprend donc des interventions orales réécrites. Avec pour premier effet de proposer surtout des analyses par corpus d’oeuvres, plutôt que d’entrer finement dans le détail de telle ou telle. On ne trouvera donc pas d’énièmes lectures des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, de Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo ou, justement, de La Grande Illusion. Ces films sont cités, leur importance rappelée, mais sans que le livre ne s’y attarde.

 

Des corpus méconnus

Le premier mérite du livre est d’aborder plusieurs corpus méconnus du grand public. Le premier chapitre   , qui s’intéresse à la représentation du trauma des poilus, aborde ainsi longuement les films d’époque : films du service de santé, des institutions sanitaires, films de propagande (L’École Joffre pour la rééducation des mutilés de guerre, L’Avenir de nos mutilés). Il y apparaît que le trauma physique, visible, est beaucoup plus facilement évoqué que les séquelles psychologiques, aux ressorts bien moins connus à l’époque.

Plus loin, Annabelle Winograd s’est plongée dans les manuscrits des soldats eux-mêmes, pièces de théâtre, chansons, écrites dans l’instant, sur place, inachevées. Des divertissements en guise de défouloir, écrits pour contrer la peur, la fatigue, l’ennui, dont le cadre reste la plupart du temps le front lui-même. Ces textes frustres, crus, forment selon l’auteur "une tradition longtemps niée par les critiques historiens/occidentaux"   . Mais s’y dessine aussitôt une figure promise à un bel avenir dans les représentations de la Première Guerre mondiale, celle de l’ "embusqué", celui qui a trouvé le moyen de passer la guerre à l’arrière.

L’ouvrage, qui ne s’intéresse donc pas seulement aux visions de cinéma, s’attarde plus en profondeur sur deux autres pièces, contemporaines celles-ci, et dont l’une, Farben du Suisse Mathieu Bertholet, n’a jamais été mise en scène. Beau paradoxe dans le cadre de ce livre sur les représentations de la guerre de 14-18 que d’évoquer une pièce qui n’a jamais été représentée… Un long développement   est ensuite consacré au spectacle La Grande Guerre, de la compagnie néerlandaise Hotel Modern, dont l’enjeu est de "rendre tangible l’expérience des soldats de la Grande Guerre", "de permettre au spectateur de s’approcher le plus possible de la réalité concrète de la guerre". Le tout en s’appuyant sur des lectures, mais aussi sur une installation vidéo, une sonorisation, voire des odeurs. Un projet ambitieux mais qui correspond finalement à une tendance identifiée par les auteurs du livre à travers les films récents sur 14-18 : se placer du côté des victimes. Blessés, mutilés et autres traumatisés.

 

Les lacunes de l'approche cinématographique

Ainsi, La Chambre des officiers, Un long dimanche de fiançailles, Les Âmes grises, Les Fragments d’Antonin, tous datant des années 2000, ne parlent pas tant des combats et des opérations militaires que du traumatisme de la violence subie et infligée. Cela dit, le chapitre consacré à ce "temps des victimes" laisse sur sa faim. Il décrit, mais n’explique pas. Pourquoi s’intéresser aux victimes, maintenant, et non aux responsabilités politiques, militaires (Les Sentiers de la gloire relevait de cette approche, par exemple), à la perception de la guerre par l’ "arrière" ou aux opérations militaires ? Surtout quand, dans le même temps, les films sur la Seconde Guerre mondiale louchent, eux, nettement du côté des bourreaux (Moloch, Amen, La Chute, Invincible, Black book, les documentaires : Un spécialiste, un criminel moderne, sur le procès Eichmann, Mon ennemi intime, sur Klaus Barbie) ou reviennent sur des opérations précises (le débarquement, Iwo Jima, le codage des messages secret en navajo, Stalingrad, etc).

Cette lacune peut être mise sur le compte de la source du livre, des interventions orales lors d’un colloque, on l’a dit. Une matière qui génère plus facilement des approches linéaires et descriptives, propres à fixer l’attention d’un auditoire. En tout cas, les autres passages consacrés au cinéma renvoient la même impression.

 À propos des films hollywoodiens sur 14-18, le livre   tente d’évaluer leur discours à l’aune du contexte international (pacifisme de l’entre-deux-guerres, entrée en guerre des États-Unis après Pearl Harbor, l’après 45). Il met en lumière la capacité du cinéma américain à créer des histoires complexes, ambiguës parfois (La Patrouille perdue), à créer des personnages et des situations types reproduites encore aujourd’hui, à exploiter une certaine mythologie de "l’emblématique no man’s land"   , générateur de suspens et d’angoisse et réactivée notamment dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick.

 

Films hollywoodiens, films russes, films nazis

De ce point de vue, il apparaît que les représentations de la Grande Guerre ont largement servi à celle de la guerre en général à l’écran, qu’il s’agisse de la Seconde Guerre mondiale, de la Corée, du Vietnam. Là encore, le texte est un peu court sur l’analyse, se limitant à faire ce constat. Mais il donne une clef. À savoir que l’expérience qu’ont eue les Américains du conflit est très différente de celle des Européens. Entrés en guerre en avril 1917, les États-Unis n’ont pas trois ans de tranchées derrière eux et arrivent à un moment où la guerre devient plus mobile et où apparaissent de nouvelles armes résolument cinégéniques : les avions et les chars d’assaut.

Le chapitre consacré aux films russes est, lui, plus explicatif. Peut-être parce que le cas est plus simple. La Russie termine la guerre en 1917, exsangue, signe la paix de Brest-Litovsk… et enchaîne sur une révolution qui met fin au tsarisme. De fait, la fin peu glorieuse de la guerre se noie dans l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks. C’est ce dernier événement qui sera célébré dans les productions russes, reléguant le conflit au second plan. Un conflit que les Soviétiques s’évertueront à passer aux oubliettes de leur histoire. Natacha Laurent, qui traite le sujet dans le livre, ne compte pas plus d’une dizaine de films russes sur 14-18, essentiellement à la fin des années 20. La "grande" guerre des soviétiques, celle qui sera célébrée à l’écran à l’envi, c’est, on le sait, la guerre de 1941-1945 contre les nazis.



Dans ses premières pages, La guerre qui n’en finit pas explique que le Royaume-Uni comme la France tiennent particulièrement aux commémorations du premier conflit mondial. Si le livre évoque bien les films français, il ne dit rien des productions britanniques. On pense à Colonel Blimp, par exemple, ou à la dernière saison de la série humoristique Blackadder qui utilise certains éléments relevés par le livre (l'embusqué, les mises en scène par les hommes du front, les traumas, etc.).

En revanche, le livre a la bonne idée de s’attarder sur les films nazis   . Le conflit est né en grande partie du sentiment d’humiliation des Allemands, pas seulement dû à la défaite mais aussi aux conditions du Traité de Versailles. Une quinzaine de films d’inspiration nazie témoignent alors d’un genre de fierté nationale en réaction aux exigences et à l’arrogance des pays vainqueurs : Morgenrot (1933), Troupes de choc 1917 (1934), Pilonnage sur le front de l’ouest (1936), Pour le mérite (1938)… Les Allemands y ont moins à faire avec l’ennemi français ou britannique qu’avec l’embusqué, le traître, le révolutionnaire. C’est-à-dire l’ennemi de l’intérieur. Sous-entendu : l’Allemagne n’a pas perdu parce qu’elle était moins forte que les autres mais parce qu’elle a été trahie. Une thèse avec laquelle le Nationalsozialistische deustsche arbeiterpartei s’est attiré l’engouement des masses et réitérée à l’envi par Adolf Hitler lui-même   .

 

Cinéma et réalité historique ?

Le chapitre évoque en particulier le metteur en scène Karl Ritter, entré au parti nazi en 1926, et son film L’Entreprise Michael. Un film à la fois de propagande et au récit complexe. En mettant en scène des tanks utilisés avec succès dans une opération militaire, Karl Ritter ne fait ni plus ni moins que plaider pour le réarmement de l’Allemagne et pour un art de la guerre moderne. Le même que celui prôné par… Hitler dans Mein kampf, où il est question de constituer des divisions de blindés. On connaît la suite.


En confrontant ainsi L’Entreprise Michael à l’état de l’Allemagne, à ses aspirations, à l’actualité de l’époque, les auteurs du livre font ce travail de mise en perspective qui, on l’a dit, manque par ailleurs. Et il est une approche qui est totalement absente du livre : celle de la réalité historique. Ces films, récents ou non et surtout les plus connus, disent-ils vrai ? Sont-ils réalistes ? L’évocation d’authentiques événements est-elle biaisée, fausse ? Marc Ferro   reprochait par exemple aux Sentiers de la gloire de cumuler trop de situations limites en peu de temps et pour un même personnage. Avec pour résultat un effet d’exagération risquant de neutraliser le message. Il ne s’agit pas bien sûr d’exiger des auteurs qu'ils se fassent historiens pointilleux. Il reste que les représentations se construisent toujours sur une torsion, une manipulation, un tri dans la matière historique. Puisque 14-18 reste ce choc historique qui "exerce sur notre un présent une forte pression"   , il aurait été instructif de savoir comment la fiction guerrière accommode les purs faits guerriers