Une étude originale et aboutie qui rend à la pensée de Lévi-Strauss toute sa musicalité. Musicologues comme anthropologues y trouveront un intérêt.

Alors que Lévi-Strauss vient d’entrer, l’année même de son centenaire, dans la bibliothèque de la Pléiade, Jean-Jacques Nattiez a su trouver, pour parler de lui, un ton élégant et personnel qui évite deux écueils : le panégyrique posthume prématuré ou le meurtre sans pitié du père structuraliste. Connu en France pour ses écrits strictement musicologiques, Nattiez nous livre avec bonheur une réflexion pénétrante et documentée sur les présupposés de la pensée lévi-straussienne, adoptant comme point de départ la fascination que le père de l’anthropologie structuraliste nourrissait pour la musique. C’est dire que cet ouvrage, prenant sa source dans une problématique musicale, dépasse finalement les frontières de la  musicologie pure pour rejoindre le vaste champ de l’histoire des idées.

 

Le parti pris de Nattiez

"Je crois que, en définitive, j’ai écrit ce livre pour tenter de m’expliquer mon admiration, voire davantage, pour un chercheur avec lequel je suis rarement d’accord." : cette phrase en forme de confidence – la dernière du Lévi-Strauss musicien de Jean-Jacques Nattiez – est le condensé parfait de la démarche adoptée par ce livre. Volontiers fasciné par Lévi-Strauss mais aussi souvent critique à son égard, le musicologue adopte dans son essai un ton que ne renierait probablement pas Montaigne : assez précis pour être rigoureux et assez libre pour être amusant. La forme générale du livre (une vingtaine de chapitres, tous de longueur très inégale) permet d’aborder comme au fil de la pensée les principales questions posées par la conception lévi-straussienne de la musique.

Celle-ci, il ne faut pas s’y tromper, ne porte pas du tout sur les musiques dites "ethniques" (c’est-à-dire sur les musiques extra-européennes de tradition orale), mais seulement sur la musique savante occidentale. Ce qui fait que Lévi-Strauss s’intéresse à la musique, ce n’est pas son métier d’anthropologue de terrain, mais son ambition théorique d’intellectuel voulant résoudre les rapports entre langage, mythe et musique : le penseur prend donc son bien là où il le trouve, à savoir dans sa culture musicale personnelle, approfondie mais limitée à la seule musique "classique". Les figures tutélaires de Lévi-Strauss seront ainsi Bach, Beethoven, Wagner, Ravel ou Stravinsky, et non point les musiciens d’Amérique du Sud. En outre, même si cet aspect est largement méconnu, la musique occupe une place tout à fait centrale dans la pensée de l’anthropologue : celui-ci affirme voir en elle "le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui garde la clé de leur progrès" (Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit). On ne s’étonnera donc pas que Nattiez trouve dans ce fil directeur musical de quoi explorer en profondeur de nombreux aspects de la pensée de Lévi-Strauss, déclinant tour à tour trois thèses à son endroit.



Lévi Strauss et l'étude des mythes

La première d’entre elles est de nature méthodologique : elle se décline en deux volets et est aussi l’une des plus fortes du livre. Après avoir fait une recension rapide des occurrences musicales dans l’œuvre de Lévi-Strauss et rappelé les grands traits du structuralisme linguistique, Nattiez conteste la portée "structurale" de l’analyse des mythes chez l’anthropologue pour les réduire à un type particulier d’herméneutique présupposant la constitution subjective d’unités de sens (chapitres 1 à 9). En effet, contrairement au linguiste qui dispose avec le langage d’un système donné d’unités discrètes (les phonèmes), l’anthropologue doit travailler un corpus de mythes où les unités de sens, que Lévi-Strauss nomme les "myhtèmes", ne sont ni données ni discrètes. L’analyse dite "structurale" des mythes suppose donc comme préalable une démarche exégétique subjective, d’autant plus flagrante que les corpus étudiés sont vastes. Nattiez montre ceci avec brio à partir de l’interprétation mythologique que fait Lévi-Strauss de la Tétralogie de Wagner, proposant une autre interprétation que celle du maître sur la base d’une démarche similaire.

C’est ce qui permet à Nattiez d’aborder le second volet de sa critique méthodologique et de mettre au jour le "postulat homologique" du structuralisme lévi-straussien : bien loin de parvenir comme à un résultat aux similitudes existant entre les différentes versions d’un même mythe, Lévi-Strauss semble se réclamer d’elles comme si elles étaient données. Plus encore, l’anthropologue extrapole ces homologies entre les différentes versions d’un même mythe pour conclure abusivement à l’homologie de tous les mythes entre eux, et finalement de toutes les formes symboliques produites par la culture (langage, mythe, arts) entre elles. En l’absence de toute justification méthodologique, ces extrapolations successives ressemblent fort à une pétition de principe.

Quelle place donner à la musique?

Le second thème de Nattiez porte sur la signification de la musique chez Lévi-Strauss (chapitres 9 à 17). Retraçant ensuite les étapes du conflit entre Lévi-Strauss et les compositeurs modernes, ainsi que les présupposés qui conduisaient l’intellectuel à attaquer les avant-gardes sérielles et concrètes, Nattiez nous montre que le malentendu entre les musiciens se réclamant du structuralisme et l’anthropologue qui les condamnait reposait sur une compréhension différente du concept de forme. Alors que les musiciens, dans la lignée de Hanslick, comprennent la forme par opposition à tout pseudo-contenu émotif ou narratif de la musique, Lévi-Strauss voit dans la forme le principe qui permet à un langage d’atteindre à la signification, et donc à la traduction d’histoires ou de sentiments. Cela nous conduit à revisiter les rapports entre langage, musique et mythe tels qu’ils sont pensés par Lévi-Strauss : "La musique d’un côté, la mythologie de l’autre proviennent de la même souche du langage, mais se développent dans des directions différentes ; la musique développe l’aspect son, déjà donné dans le langage, cependant que la mythologie développe l’aspect sens, qui y est également donné." (Lévi-Strauss, Myth and Meaning) Si la musique se définit comme du langage moins le sens, il faut donc concevoir la possibilité pour l’auditeur de remplir le vide ainsi créé par la projection d’un sens existentiel sur ce qu’il entend. Cette projection se fait bien sûr non pas gratuitement, mais en fonction des structures musicales mobilisées par le compositeur. Et Lévi-Strauss de proposer, à partir de ces thèses, une interprétation du Boléro de Ravel prenant pour objet les jeux structurels mis en place par l’œuvre (dans L’Homme, vol. XI n°2). C’est après avoir exposé en détails ces éléments que Nattiez se livre à une critique sans complaisance ni sévérité excessive (on est en particulier amené à reconnaître avec lui la qualité littéraire tout simplement exceptionnelle de certains passages qu’il nous donne à lire) de ce qu’il nomme "un mythe d’origine de la musique", mythe dont Lévi-Strauss serait l’instigateur et non plus l’analyste.

 

Anthropologie et psychologie

La troisième thèse de l’ouvrage est la plus personnelle, peut-être la moins forte, mais certainement pas la moins amusante : pour Nattiez, on peut aborder l’œuvre de Lévi-Strauss en lui appliquant des critères anthropologiques, n’excluant pas la dimension psychologique. Ceci implique de soumettre la pensée lévi-straussienne au crible de l’histoire de la pensée et de la biographie de son auteur, pour en éclairer la genèse et le rôle dans la configuration contemporaine des idées. Un grand moment de ces derniers chapitres (18 à 20) est la confusion volontairement provoquée par Nattiez entre deux auteurs qui n’ont au premier abord pas grand-chose en commun : on lit un texte de Wagner sur les mythes en croyant sincèrement que c’est du Lévi-Strauss, avant que la supercherie ne nous soit finalement dévoilée. Cette ultime "homologie" entre un compositeur romantique et un anthropologue structuraliste, outre le fait d’être étonnante, conduit à nous interroger sur le statut de l’analyse structurale des mythes : absolument moderne ou irrémédiablement romantique ?


Cet ouvrage gagnera donc à être lu non seulement par les musicologues, mais aussi par tous ceux qui s’intéressent aux sciences humaines : il possède en effet cette double qualité que l’on trouve encore trop rarement dans les écrits musicologiques français – celle d’être suffisamment claire pour être accessible à des non-spécialistes et assez rigoureuse pour avoir un intérêt intellectuel véritable