Une double approche, historique et poétique, d’un genre et d’une pratique à l’étonnante capacité d’adaptation : les mémoires.
C’est une étude magistrale sur un genre vieux de cinq siècles que livre Jean-Louis Jeannelle, maître de conférences à l’université de la Sorbonne et déjà auteur de Malraux, mémoire et métamorphose (Gallimard, 2006).
La remise en cause d’un lieu commun : les mémoires, un genre désuet
L’ouvrage est un défi réussi : cette somme savante et dense est également une analyse étonnante de clarté qui refuse tout jargon exclusif et une enquête passionnante sur un corpus impressionnant. C’est également une étude impliquée, soucieuse d’éclairer un paradoxe et de défendre une thèse : alors que notre époque suffoque sous un excès de mémoires (qu’elles soient artificielles grâce au stockage inégalé des données permis par l’informatique, institutionnalisées ou collectives et servant de "prothèses identitaires" à des communautés ou collectivités), le genre même des mémoires (qualifié encore de "vies majuscules" ou "vies mémorables" par l’auteur) semble être tombé en disgrâce. La critique boude les textes mémoriaux publiés après les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand et considère le genre comme sclérosé et désuet. Il est vrai que concurrencé par la montée en force de l’autobiographie, le genre des mémoires a perdu beaucoup de son prestige esthétique tandis que suspecté par l’histoire, structurée après 1880 en discipline scientifique, de visées partiales voire apologétiques, il a été disqualifié au profit de documents au caractère plus objectif.
Il appartient à Jean-Louis Jeannelle de démontrer que la tradition littéraire des mémoires a perduré tout au long du XXe siècle, s’est illustrée par des œuvres majeures telles que celles de Charles de Gaulle, d’André Malraux, de Simone de Beauvoir, d’Élie Wiesel et a connu une vitalité polymorphe au point de constituer encore un pôle essentiel des récits historiques de soi : "Si le processus d’intériorisation qui a donné naissance, au XVIIIe siècle, au modèle de l’autobiographie est indéniable, il ne saurait être dissocié de l’amplification constante, après la Révolution française, de la dimension collective dans la vie des particuliers." À certaines pages, l’auteur prend des accents quasiment militants, ou tout du moins passionnés, quand il s’agit de donner aux mémoires la place qu’ils méritent dans la littérature du XXe siècle et plus largement de contribuer par cette réflexion à la reconnaissance des genres factuels ou effectifs – l’auteur préfère ces adjectifs à ceux de "non-fictionnels" ou "référentiels". L’ouvrage, organisé en quatre parties ("Le temps du souvenir", "Le temps du mémorable", "Le temps de la mémoire" et "Mnémographie") et en seize chapitres, emprunte une double perspective : une approche historique qui conduit Jean-Louis Jeannelle à établir une périodisation du genre particulièrement éclairante et une approche poétique qui permet de montrer la permanence du modèle au cours de l’histoire en même temps que l’instabilité de ses frontières.
Un corpus impressionnant
L’étude s’est nourrie de la lecture d’un très grand nombre de textes qui ne se limitent pas à quelques œuvres canoniques ou glorieuses. Une intéressante "note sur les sources" précise en fin de volume la méthode empruntée par l’auteur, et nous montre, en même temps que son ampleur, la minutie de la tâche. Les mémoires – on le constate à l’extrême porosité de leurs frontières génériques – ne peuvent être étudiés indépendamment des genres qui leurs sont connexes, de l’histoire à l’autobiographie. C’est la raison pour laquelle l’auteur a entrepris une estimation de la production mémoriale au sens le plus large : le critère retenu a été celui de l’inscription du terme générique dans le titre. Ce premier corpus, désigné comme "extensif", a permis d’évaluer l’élargissement de la catégorie "mémoires" notamment sous la IIIe République puis à partir des années 1970. Conjointement au corpus extensif, l’auteur a établi un second corpus dans lequel les mémoires ont été envisagés en compréhension, c'est-à-dire selon un ensemble de critères dont l’établissement a continuellement nourri la définition du genre. Ce second corpus, dit "sélectif" correspond au modèle des mémoires historiques ou mémoires d’État hérité des siècles passés et peut être simplement défini comme le récit qu’un individu fait des événements historiques auxquels il a participé ou dont il a été témoin : il est composé de quelque cinq cent cinquante textes.
Une périodisation éclairante
Trois grandes périodes sont distinguées : la première couvre la IIIe République ; la deuxième s’étend de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la mort du général de Gaulle ; la dernière correspond au dernier tiers du siècle.
La première période se distingue par l’attention qui y est accordée au souvenir sous toutes ses formes. Tout d’abord, le souvenir comme trace mnésique étudiée par les savants et les philosophes ou activité mnémonique illustrée par les écrivains et les essayistes. Le champ du souvenir se déploie, en second lieu, à l’occasion de la Grande Guerre : l’expérience de la violence collective conduit les soldats à témoigner de manière massive des faits vécus et observés, offrant ainsi un contrepoint personnel aux discours officiels de commémoration. Enfin, le souvenir se fait plus mondain et plus nostalgique dans les nombreux récits décrivant un milieu social – milieux politiques, monde de l’art et du spectacle ou milieux littéraires – dont les structures ou les personnalités sont en passe de disparaître et qu’un témoin privilégié évoque afin d’en garder trace. Subissant l’attraction très forte qu’exerce le paradigme du souvenir individuel et collectif, les mémoires connaissent alors d’importantes mutations. Dans leur grande majorité, les textes édités tendent à se dissoudre sous des formes génériques proches : y contribuent à la fois le déclin des récits d’événements politiques, militaires ou historique et le déploiement de l’attention portée à l’activité de remémoration et de restitution du passé, empreinte de nostalgie dans le cas des souvenirs ou d’effroi dans le cas des témoignages. Il en résulte une situation particulière : la catégorie générique des mémoires représente toujours un cadre majeur permettant de classer ou de désigner les textes. Cependant, le modèle générique lui-même tend manifestement à se diluer. La tradition s’épuise et les formes proches de l’hybride prolifèrent, mariant les caractéristiques des mémoires à celles de genres connexes comme les souvenirs et l’autobiographie, le roman et le témoignage. Les phénomènes de mutation et de fusion avec les genres qui se situent à la lisière des mémoires se multiplient, signe d’un affaiblissement du modèle canonique, mais preuve aussi de la vitalité des mémoires et de leur grande plasticité.
De 1939 à 1962, dans une France déchirée (Occupation et Libération, guerres d’Indochine et d’Algérie, conflits idéologiques) et "face à la menace plus ou moins pressante de guerre civile, les mémoires exercent à nouveau un rôle essentiel de reconfiguration du passé historique", transmis pour servir à la connaissance des mobiles qui guident les hommes engagés dans le cours de l’histoire, une manière de refondation d’un imaginaire d’unité nationale. De 1940 à 1970, le général de Gaulle occupe le devant de la scène par la force de sa personnalité et la portée de son action. À l’importance de son rôle historique s’ajoute la valeur symbolique de ses Mémoires, qui constituent la réalisation la plus achevée du genre et en marquent, selon Jean-Louis Jeannelle, la renaissance. Durant cette période d’une trentaine d’années, les conditions sont réunies pour que les mémoires retrouvent toute leur fécondité. Les Français se trouvent partagés entre un besoin de retour sur les événements récents et un rejet des violences de l’histoire, un travail de sélection, d’interprétation et de consignation des faits survenus et un désir de distance à l’égard du passé. C’est pendant cette période qu’il est possible d’observer le genre sous sa forme la plus accomplie. Moins peut-être par la quantité des textes publiés à cette époque que par leur valeur d’ordre historique et littéraire. Plusieurs mémorialistes y montrent qu’il est possible d’unir dans un même texte les prétentions véritatives du témoignage mémorial et l’ambition littéraire du récit d’une vie dans l’histoire.
Si les mémoires connaissent un très grand succès à partir des années 1970, cette observation ne conduit pas à conclure à une réhabilitation sans partage du genre. Celui-ci se trouve, en effet, sous le coup d’une seconde menace de dilution, tout aussi importante que la dilution que faisaient peser, au début du siècle, le paradigme de la mémoire individuelle et la forme beaucoup plus anecdotique et mondaine des souvenirs. À présent, c’est moins la mémoire comme faculté individuelle que la mémoire comme processus social qui exerce son influence sur le genre. S’ouvre une ère où le passé est pris en charge par une multitude de mémoires collectives, de l’association locale à la politique nationale en passant par toutes les institutions de gestion patrimoniale. La coïncidence entre affirmation de soi et conservation du vécu collectif répond à l’injonction de remémoration et de commémoration qui saisit l’ensemble de la société française et fait de la mémoire nationale une préoccupation centrale. Il importe d’évaluer l’influence qu’a exercée sur le genre des mémoires le déploiement du "paradigme mémoriel" – sous sa forme nationale et patrimoniale aussi bien que sous sa forme éthique. Alors que le réinvestissement massif de l’histoire immédiate est bien à l’origine d’un vaste mouvement de production de mémoires, les textes écrits adoptent très souvent une forme stéréotypée. Confrontés à une mémoire hypertrophiée, les récits de "vies majuscules" tendent à se dissoudre sous des formes secondes qui répondent à la quête mémorielle contemporaine, mais font aussi courir au genre un risque de dilution peut-être pire que celui que la mémoire individuelle faisait peser sur lui au début du siècle : la standardisation.
Le XXe siècle est ainsi comme encadré par deux périodes de relatif déclin du genre, pendant lesquelles l’identité des mémoires fut soumise à de multiples effets de dilution conduisant à un appauvrissement du modèle mémorial lors de la première moitié du siècle et à sa standardisation lors du dernier tiers. Mais entre la Seconde Guerre mondiale et le moment où ils devinrent un modèle de récit très pratiqué, les mémoires ont connu un véritable renouveau.
Pour une poétique des genres effectifs
Dans une riche et ambitieuse dernière partie, Jean-Louis Jeannelle rappelle à juste titre que la littérature se compose pour une grande part de textes factuels qui appartiennent au régime ordinaire du langage et dont la finalité n’est esthétique que par surcroît, et il se propose de forger des outils pour saisir la spécificité des genres effectifs, parmi lesquels le genre des mémoires occupe une place notable. Sa hauteur de vue, la variété de ses références théoriques (il convoque les travaux d’historiens, de poéticiens, d’analystes du discours, de philosophes, de sociologues) et la précision de ses choix terminologiques lui permettent de satisfaire ses ambitions. Il livre, comme Philippe Lejeune a pu le faire naguère pour l’autobiographie, une réflexion théorique qui met en lumière la spécificité d’un genre qui, avant d’être un texte est une pratique ancrée dans les usages socio-culturels d’une société ; le développement de la réflexion est jalonné par l’élaboration de plusieurs définitions des mémoires et de leurs fonctions, et cette définition in progress témoigne de la saisie toujours plus fine d’un genre qui se dérobe à la prise des outils traditionnels de la narratologie.
Jean-Louis Jeannelle prend soin de rappeler qu’il ne s’agit pas tant de décrire les règles abstraites d’une poétique des mémoires que de déterminer les modalités qui règlent cette pratique. Pour ce faire il recourt à trois notions baptisées "posture mémoriale", "protocole mémorial" et "pacte mémorial". "L’estime de soi sous-tend l’élaboration du récit mémorial au point que l’on peut y voir une propriété constitutive : au fondement de ce modèle littéraire et historiographique se trouve une posture générique." Écrire ses mémoires implique de répondre à un cahier des charges invisibles qui semble régir la teneur du récit mémorial : "L’idée de compte rendu de faits officiels et celle de respect d’usages en vigueur dans une société." Enfin le mémorialiste conclut une sorte de pacte qui suppose d’avancer des assertions exactes et vérifiables au regard de l’histoire. Jean-louis Jeannelle souligne d’ailleurs l’écart qui sépare le pacte autobiographique du pacte mémorial : le premier est indissociable d’un désir d’introspection et de sincérité tandis que le second nécessite la volonté de conservation du mémorable destiné à être examiné par la postérité.
La discrimination des mémoires d’avec les genres voisins de l’autobiographie et du témoignage est d’ailleurs pour l’auteur un moyen de progresser dans l’élaboration d’une définition du genre dont la formulation ultime est la suivante : "Les mémoires sont la reconfiguration narrative du mémorable d’une vie, transmise dans le souci de servir à la connaissance des mobiles qui guident les hommes engagés dans le cours de l’Histoire." Belle définition qui met en relief la raison du succès durable des mémoires chez les lecteurs qui y trouvent une histoire à dimension d’homme et où les événements revêtent un caractère humain car on y dévoile les motifs et les responsabilités de leurs acteurs. Si le genre des mémoires obéit à quelques invariants circonscrits, il est suffisamment plastique pour revêtir des formes très variées selon les époques et se prêter aussi bien "à l’exploitation d’un archétype bien identifié qu’à l’exploration de toutes ses virtualités, aussi bien aux variations les plus éculées qu’aux recherches les plus poussées". Sur le modèle du couple autobiographique / autobiographie Jean-Louis Jeannelle propose le couple égohistorique / mémoires. Dans les deux cas, l’adjectif revêt une extension plus large que le susbstantif générique lui correspondant et l’auteur suggère que les mémoires occupent "à l’égard des récits historiques de soi, une fonction archétypale semblable à celle qu’occupe aujourd’hui l’autobiographie pour les écrits de l’intime". Par l’instauration de cette bipolarité, Jean-Louis Jeannelle renouvelle indéniablement nos grilles d’appréhension des récits de soi