Un voyage en littérature, à carrosse, présenté comme topos littéraire, symbole de la contingence.

C’est à carrosse que Carsten Meiner a décidé de voyager en littérature. 

Pas en fiacre, calèche, spider, charrette, carriole ou encore diligence, non, en carrosse. Bien que cette voiture hippomobile désigne un véhicule d’apparat, ses proportions et son nom renvoient à une universalité et donc à une neutralité nécessaire pour parler des différents types de transports du XVIIe au XXe siècle.  Et en effet, la littérature ne fait pas, ou presque pas, grand cas de ces distinctions   . Si les auteurs usent de l’image du carrosse comme d’un topos littéraire, c’est plus pour sa symbolique et le rôle vectoriel qu’il joue dans la narration que pour la description de l’objet en tant que tel : "Une caisse fermée à deux fonds, deux sièges pour quatre personnes, deux portières et une suspension efficace."  

Pourtant, difficile d’échapper au catalogue des nombreuses voitures hippomobiles et à l’histoire technologique, urbaine et institutionnelle du carrosse. Après avoir embarqué, au choix, dans un vis-à-vis, voiture fermée à deux places du XVIIIe siècle, en route sur  les sentiers du voyageur.

Il faut attendre le XVIe siècle pour voir  le carrosse devenir un mode de transport légal et accessible à la bourgeoisie. Avant, il demeure le privilège royal. Quand il n’était pas taxé de véhicule réservé au sexe faible et aux vieillards, on le jugeait d’un "luxe inutile"   .  C’est au XVIIIe siècle, grâce aux avancées techniques et à l’existence d’un réseau routier, que le carrosse est devenu un "objet standard reconnaissable, identique partout en Europe, et utilisé par les rois, l’aristocratie et la bourgeoisie"   .

Avec un tel essor, le carrosse est entré en littérature par la grande porte ; non comme objet historique mais comme symbole. La littérature classique faisait déjà référence aux chars des dieux. Ils incarnaient la puissance divine et apparaissaient comme un médiateur liant le dieu à sa fonction, autrement dit l’esprit au corps. Ce lien est transgressé à partir du XVIIe siècle. Désormais, l’auteur joue le rôle du cocher de la charrette prosaïque qu’est le carrosse. Comme espace privilégié, la voiture hippomobile est le prétexte littéraire pour illustrer la contingence du lien entre l’homme et le monde, entre la femme et l’homme. Par contingence il faut entendre ici l’ensemble des qualités extérieures à l’essence des choses qui jette un pont entre l’être et le monde qui l’entoure. Elle est la conjecture du hasard, rendue possible par le carrosse. Celui-ci est donc utilisé par l’auteur pour créer un événement dû à un incident aléatoire, et légitimer une rencontre jugée peu probable entre les protagonistes du roman.  Les thèmes privilégiés sont naturellement ceux que favorise le hasard : amours improbables, rencontres et conversations imprévues, fuites et  enlèvements…



On reconnaît usuellement dans le carrosse un topos littéraire. Il apparaît aux yeux du lecteur comme un espace conventionnel. On sait que si à un moment x de la narration intervient un carrosse, on peut s’attendre à voir surgir une situation imprévue. La seule évocation du bruit du carrosse dans la littérature  "devient un événement"   . Dans la Voiture embourbée, en partant d’un incident qui donne son titre au récit, Marivaux offre à son roman un incipit original qui ouvre la voie à la narration. L’incident du carrosse créé le piège littéraire, soit l’occasion pour ses voyageurs de descendre de la voiture et de trouver refuge,  et donne ainsi un prétexte au narrateur pour leur conter une histoire.

Carstein Meiner s’appuie sur la médiologie de Régis Debray   pour monter que le carrosse possède une fonction relationnelle libre de toute sémantique. Elle "met en relation l’extérieur (le corps, la nature, la sociabilité, la technologie, l’autre) avec l’intérieur (la médiation, le désir, la pensée, la volonté)"   . En cela, le carrosse littéraire constitue une interface de la contingence.

Dans le Roman bourgeois d’Antoine Furetière, le carrosse est le médiateur qui permet la mise en relation du marquis et de la bourgeoise Lucrèce. Carstein Meiner décrypte dans l’image de l’éclaboussure du marquis la symbolique de la raison sociale et l’affranchissement de la norme. De cette rencontre fortuite, Lucrèce ressort "moins bourgeoise et le marquis plus humain"   . Chez Diderot, le carrosse n’est pas un lieu du hasard à proprement dit puisqu’il est l’instrument de la fuite préméditée de Susanne. Le contingent opère davantage dans la forme que prend la fuite. Susanne n’avait pas prévu que le moine chercherait à la violer en route et que son voyage se transformerait en rixe. Ici le conventionnalisme que l’on concède au carrosse est bousculé par Diderot. Quant à Stendhal, il évacue d’abord la symbolique du carrosse. Il apparaît comme simple véhicule désossé de sa fonction relationnelle. Dans Le Rouge et le Noir, le carrosse est remplacée par le cheval. Il correspondrait davantage à la personnalité de Julien Sorel. Proximité toute offensive avec les êtres. Pourtant le carrosse, comme par la force des choses, et contre le gré du héros réapparaît et impose son rôle constitutif.

Carstein Meiner poursuit ainsi son voyage à carrosse dans la littérature avec Balzac, Baudelaire, Gogol, Flaubert, Proust… et Musil. Chez chacun il dissèque la place et le rôle qu’il revêt et quelle situation il sert. Chez Proust, on le sait, c’est la jalousie qui naît d’une scène de carrosse… Mais ce hasard sur lequel l’histoire repose, pour rebondir en action ou en révélation, n’est autre que l’œuvre de l’auteur qui créé une cosmogonie unique. En cela, on serait tenté de détourner les mots d’Anatole France dans Les Jardins d’Épicure, en remplaçant "Dieu" par "auteur". Le sens n’en prendrait probablement pas ombrage : "Il faut, dans la vie "en littérature", faire la part du hasard. Le hasard, en définitif, c’est Dieu, "l’auteur"."