Un livre efficace analysant la séparation des sphères publiques et privées comme symptôme de la dissociation des pouvoirs politiques et économiques à Venise.

Après la crise économique des années 1970, la remise en question des missions de service public de l’État établies à la fin de la Seconde Guerre mondiale constituait une part du processus d’instauration d’un nouveau système économique néo-libéral et mondialisé. Bien que la crise actuelle révèle les limites et les apories de ce système, nombre de gouvernements continuent à porter atteintes aux services publics, dont le but est d’assurer l’égalité territoriale des citoyens dans l’accès aux droits démocratiques les plus élémentaires : la santé, la justice, l’éducation, l’information. Le discours de la dégradation du secteur public et de son inefficacité comme argument pour justifier le retrait de l’État constitue l’un des mécanismes dont on retrouve un écho frappant dans le processus de privatisation du principal secteur économique de la société vénitienne de la Renaissance : la navigation commerciale.

En réalité, comme le montre Claire Judde de Larivière, l’abandon du système public de la navigation commerciale fut moins le résultat des contraintes économiques globales que de l’évolution des pratiques du groupe dominant et la redéfinition de ce qui était considéré comme d’utilité publique. Sa problématique énoncée d’emblée consiste en effet à envisager "la dialectique nouvelle qui allait organiser à la fin du XVIe siècle, la navigation publique et la navigation privée […] comme le corollaire de la distinction progressive entre pouvoir politique et pouvoir économique, sphère publique et sphère privée, État et patriciat"   . Si au XVe siècle en effet "l’État était le patriciat", ce n’est plus le cas au siècle suivant, "non seulement parce que le patriciat n’était plus un groupe cohérent et solidaire, mais encore parce qu’il ne monopolisait plus le pouvoir, économique et politique"   . Ainsi, alors qu’à la Renaissance, l’évolution du double système, mêlant secteur public et secteur privé, vers un système reposant entièrement sur la navigation privée, constitue une part du processus d’"autonomisation" de l’État, aujourd’hui, la redéfinition des "services publics" s’accompagne au contraire d’une collusion croissante entre pouvoir économique et politique.

La démonstration de Claire Judde s’appuie sur une méthodologie que l’auteure définie elle-même comme une "socio-histoire de l’économie visant à dépasser l’étude des simples structures pour redonner leur place et leur compétences aux acteurs"   . Cette méthodologie s’inscrit dans la perspective historiographique du renouvellement anthropologique de l’histoire économique visant à redonner à l’acteur et à ses pratiques une place centrale à l’encontre des structures économiques qui ne sont plus envisagées, selon le paradigme labroussien, comme des entités agissantes, mais comme des entités "agies" par des individus. Les analyses se fondent donc sur une prosoprographie des marchands vénitiens, qui permet notamment de montrer qu’il n’y a pas d’opposition ou d’antagonisme entre navigation publique et privée au XVe siècle, mais qu’elles constituaient deux systèmes complémentaires et que les mêmes individus avaient généralement recours aux deux secteurs d’activité   .

Naviguer, commercer, gouverner est composé de cinq chapitres articulant évolution chronologique et analyse des facteurs contribuant à l’abandon de la navigation publique. Dans le premier chapitre, Claire Judde expose les spécificités des deux systèmes tels qu’ils fonctionnaient au XVe siècle en insistant sur la question centrale de la terminologie et l’emploi des termes "public" et "privé" afin de mesurer leur degré d’anachronisme. La rhétorique de l’utilité publique et du bien commun constituait alors un discours de justification d’un système dominé par les patriciens, qui revendiquaient le monopole de l’autorité publique   . Les convois de galères marchandes publiques apparaissaient alors comme l’organisation la plus adéquate pour l’expression des différentes missions publiques de l’élite marchande. L’auteure insiste néanmoins sur la frontière mouvante entre les deux sphères publiques et privées, dont la distinction n’est véritablement pertinente qu’"en situation". "L’organisation recouvrait donc des fonctions politiques et sociales qui renforçaient à leur tour le dispositif idéologique élaboré par le groupe patricien pour assurer sa domination"   .

 

Des pratiques évolutives

Le deuxième chapitre analyse les facteurs externes qui participèrent à l’évolution de la navigation commerciale vénitienne. La conjoncture politique et militaire internationale, marquée par l’émergence de nouvelles puissances concurrentes, eut en effet une forte incidence sur la navigation commerciale vénitienne en contribuant notamment à la désorganisation des infrastructures publiques à Venise (surcharge de l’Arsenal, avaries techniques et retards) ainsi que dans les comptoirs vénitiens en Méditerranée (réduction des itinéraires). Claire Judde met cependant en garde contre l’historiographie du "déclin" de Venise dont elle montre la relativité : le déclin de la navigation publique ne signifie aucunement le déclin du commerce vénitien, mais la restructuration de l’organisation entre navigation publique et navigation privée   . Ces désordres constituaient cependant des arguments pour les patriciens hostiles au maintien de la navigation publique, dont les fonctions militaires n’avaient cessé de s’accroître aux dépens de ses usages commerciaux.

Claire Judde étudie ensuite les facteurs internes en s’appuyant sur une microanalyse des pratiques des individus. Observant tout d’abord la baisse statistique du nombre d’investisseurs au XVIe siècle et l’importance des réseaux familiaux dans la gestion du système public et notamment le rôle du lignage et des fraterna   , l’auteure montre ensuite que le resserrement du groupe des investisseurs de la navigation publique, dans la première moitié du XVIe siècle, eut pour conséquence de renforcer l’exclusion juridique des autres citoyens. En même temps, les patriciens diversifièrent leurs pratiques d’investissement dans la banque mais aussi dans l’industrie et l’agriculture, alors en plein essor. Si cette diversification constituait un puissant levier du dynamisme commercial vénitien au XVIe siècle, elle transforma en profondeur les pratiques sociales et économiques de la société vénitienne en favorisant l’essor de la villégiature aux dépens de la navigation publique.

 

La rupture de la confiance

L’accumulation de tous ces facteurs provoqua progressivement la rupture de la convention qui garantissait la confiance réciproque des acteurs à la base du système public de la navigation. Au début du XVIe siècle, le regroupement de patriciens en cartels brisa la dimension collégiale du processus décisionnel et vida de son contenu le principe des enchères, qui devaient initialement garantir l’égalité et l’accès de tous les patriciens au système de navigation publique. "En menaçant la représentation idéale du système, les associations monopolistiques retiraient à la navigation publique sa fonction d’ordre symbolique"   . La dégradation des relations entre les marchands et leurs équipages ainsi que l’essor des pratiques illicites et des fraudes (déviation de l’itinéraire, surcharge, contrebande, etc.) constituaient également des symptômes de la détérioration du système. Enfin, en refusant d’accomplir les fonctions publiques traditionnelles et notamment de répondre aux ordres de mobilisation lancés par l’État, les patrons des galères achevaient de rompre l’équilibre sur lequel reposait la relation originale qui avait été établie entre secteur privé et secteur public.

Le dernier chapitre de Naviguer, commercer, gouverner est finalement consacré à l’essor de la navigation privée. Tout d’abord, avec la croissance démographique et industrielle, le rôle essentiel tenu par les navires privés dans l’approvisionnement alimentaire de la lagune et dans le commerce de la laine fut reconnu d’intérêt public tant il était important pour l’équilibre social de la cité   . Puis, les nefs privées en vinrent à assumer des fonctions militaires, "fonctions publiques certes temporaires mais qui compensaient les défaillances de la flotte d’État"   . À la veille de Lépante, les armateurs étaient ainsi parvenus à faire de la défense de leurs intérêts une priorité publique qui justifiait les aides apportées par l’État. Cette situation remettait en cause non seulement l’autorité et les privilèges dont bénéficiaient les patriciens, mais également la validité du discours sur l’utilité publique qui justifiait leur domination sociale. Par ailleurs, leur retrait de la navigation publique avait favorisé l’émergence d’un nouveau groupe social : les cittadini originari, qui parvint à obtenir le renforcement de son rôle politique et à faire reconnaître la défense de ses intérêts privés comme d’utilité publique.

L’ouvrage de Claire Judde se distingue non seulement par son efficacité démonstrative mais également par sa fluidité narrative et la clarté de son propos. La force de son argumentation repose également sur sa capacité à montrer comment les enjeux économiques d’un secteur apparemment technique (la navigation commerciale) étaient en réalité inextricablement mêlées à des enjeux politiques, sociaux et juridiques. Il mérite donc toute l’attention des lecteurs curieux de comprendre, dans une perspective de longue durée, les enjeux des processus de privatisation d’un secteur central de l’économie d’une société historique ainsi que le rôle des rapports entre publics et privés dans la formation de l’État moderne