Cinq interventions autour de la question du sens, entre écriture, visions personnelles et approches théoriques. Un beau mélange de réflexions contemporaines.

Après Le Plaisir des formes (2003), Donner à penser (2005), et Le Corps, le sens (2007), le Centre Roland Barthes   publie les conférences de l’année 2004, suivies de réflexions entre les chercheurs et le public. Celui qui cherche ici un lien particulier avec Roland Barthes sera surpris : les intervenants parlent un peu de littérature et très peu de Barthes, ni même (à quelques exceptions près) ne "dialoguent" avec lui ; Barthes y est plutôt représenté dans son aura protectrice, comme l’égide bienveillante d’une certaine forme de pensée du décalage, et surtout comme le penseur aux multiples objets. Les intervenants, chercheurs reconnus, ont chacun leur fer de lance – l’histoire pour Carlo Ginzburg, l’histoire de l’art pour Marie-José Mondzain, la poésie pour Michel Deguy, la linguistique pour Antoine Culioli et la philosophie pour Georges Didi-Huberman – mais ont en commun cette volonté de faire entrer dans leurs disciplines des réflexions, des influences empruntées à l’ailleurs pour mieux parasiter et décentrer le regard. Le Centre Roland Barthes a bien pour objet et pour sujet de pensée les sciences humaines, n’oubliant pas le côté humain dans l’affaire des sciences.

Il y a une seconde surprise pour le lecteur de Vivre le sens : dans les interventions, la question du sens attendue tant à un niveau général ("que pouvons-nous comprendre ?") que disciplinaire ("la question du sens dans la représentation picturale du Moyen Âge" telle qu’aurait pu la traiter par exemple Marie-José Mondzain dans son intervention) n’est jamais évoquée directement. Le mot "sens" lui-même est fort peu usité. Néanmoins, le titre du recueil n’est pas mensonger. Car il s’agit bien ici de Vivre le sens, et nous avons affaire non pas à une étude du sens, mais plutôt à des recherches qui s’attachent à questionner nos visions et pointer du doigt ce que nous ne pouvons pas voir, puisque nous y adhérons. Ce sens n’est pas un sens extérieur à nous, interrogé comme un astre lointain, mais bien un sens intérieur, une construction culturelle à travers laquelle nous faisons l’expérience sensible de la pensée, des psychismes, de l’usage des mots, de l’émotion. Ce sens nous traverse, il est bien ce produit de l’histoire dont parle Barthes   , et en nous cette pneuma, ce souffle dont parle Francis Marmande dans sa préface, en reconnaissant aux penseurs et aux musiciens cet art du "souffle circulaire» : "Souffler pendant qu’on continue d’inspirer pour que l’émission du son ne cesse jamais."  



Carlo Ginzburg : éloge de la microhistoire

Carlo Ginzburg a choisi de s’attacher à un homme du passé, Jean-Pierre Purry (1675-1736), dont il a découvert par hasard les deux études en faveur de la colonisation. L’idée de la conférence de Carlo Ginzburg est de montrer qu’en limitant le cadre de la recherche il est possible de comprendre quelque chose de différent et de caché. En effet, les écrits de Jean-Pierre Purry témoignent. Tout d’abord de son attachement à la Bible, sur laquelle il fonde les concepts moraux pour rationaliser la colonisation (la conquête du monde est-elle justifiée sur le plan du droit ? c’est-à-dire : peut-on prendre la terre à ceux qui y vivent depuis des milliers d’années ? ; et sur l’esclavage : ces hommes sont-ils comme nous ?). Mais ils contiennent également des théories scientifiques, où Purry établit que les pays aux climats les plus favorables à l’agriculture sont situés au 33e degré de latitude.

Carlo Ginzburg montre comment Purry met à mal les vues de Weber et de Marx sur le capitalisme protestant, et en quoi un cas particulier, analysé en profondeur, peut se révéler important du point de vue théorique. Il termine en citant Proust : "Les niais s’imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l’âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité qu’ils auraient chance de comprendre ces phénomènes."


Marie-José Mondzain : un rapport filial dans l’image

Marie-José Mondzain s’attache – dans un "work in progress" – à  analyser les conceptions chrétiennes et judaïques de l’image, fondations de notre regard occidental. Elle interroge l’imaginaire chrétien, qui, dans sa relation disjonctive au judaïsme, fait surgir au sein de la loi du père la relation mère-fils et par là toute une dialectique de l’image articulée par la filiation. L’image est donc le lieu d’un mouvement entre le visible (l’incarnation par la mère) et l’invisible (le père). "Autrement dit, sans femme, dieu ne peut pas se faire voir."   Marie-José Mondzain redonne aux "divinités maternelles" (Freud dans Totem et Tabou) leur place au sein du pouvoir patriarcal, qui avait jusqu’alors semblé les ignorer. Toute la question est ensuite, à la mort du Christ, de savoir comment sauver l’image. Prend place alors une analyse de la figure de la Pietà comme figure de la mélancolie (jamais décrite dans les Évangiles, et pourtant si souvent représentée), accompagnée d’interrogations sur le travail de deuil. "[…] Le deuil et les œuvres de la séparation sont le fondement de tout art de l’image et les grandes œuvres sont à chaque fois des œuvres de la mélancolie."   Barthes, et sa Chambre claire y sont alors pris à parti.



"Marpa fut très remué lorsque son fils fut tué, et l’un de ses disciples dit : “Vous nous disiez toujours que tout est illusion. Qu’en est-il de la mort de votre fils, n’est ce pas une illusion ?” Et Marpa répondit : “Certes. Mais c’est une super-illusion.”" Marie-José Mondzain rappelle que si le Studium est une "emprise", le Punctum "déprise" : c’est un signe séparateur où l’œil fait un deuil. Le livre de Barthes devient donc, une "Pietà scripturaire", une "histoire d’amour avec les fantômes". Au-delà de sa densité qui laisse parfois pour un non-spécialiste de la philosophie de l’image quelques points obscurs, la réflexion de Marie-José Mondzain est véritablement pertinente et intéressante, riche d’échos sur notre conception du deuil comme perte de l’image, et déstabilisation de l’imaginaire. Cette réflexion a aussi le mérite de rappeler notre attachement au-delà de l’aspect religieux, à la culture chrétienne, elle-même dans une relation problématique au judaïsme et au paganisme.


Michel Deguy : croire la poésie

Dans son introduction, Michel Deguy s’interroge : la poésie est-elle une chose du passé ? Alors qu’aujourd’hui l’institution l’a rattrapée (un jour de la poésie pour l’Unesco, une semaine pour la France), quelle peut-être la place de la poésie ? Roland Barthes, dans son séminaire au Collège de France utilisait déjà le haïku comme résistance, dans cet esprit (décrit par Antoine Compagnon) que seul le poème pouvait racheter la littérature.

Michel Deguy développe deux interrogations contemporaines : d’une part sur le surréalisme, d’autre part à propos du culturel. "Notre culture d’aujourd’hui, dit-il, est la culture du culturel. Tout ce qui est vaut en étant patrimonialisé. Dans le vocabulaire épistémologique des sciences du vivant prémoderne on dirait : tout l’inné est reviré en l’acquis. […] Le génie est devenu génotype."   Michel Deguy s’interroge donc sur l’héritage acquis depuis le XIXe siècle, à travers Baudelaire et la question du sublime, et sur l’après-Heidegger. Son interrogation sur la dernière phrase énigmatique du penseur, "Seul un dieu peut nous sauver", fait intervenir Hannah Arendt pour appréhender un monde culturel détaché du religieux pour recueillir le legs poétique, le transmettre par une translatio, qu’il appelle, après Barthes, palinodie   .


Antoine Culioli : l’aura de la linguistique

Antoine Culioli revient sur son expérience personnelle de chercheur au sein de la linguistique, pour expliciter la manière dont il s’est détaché d’un structuralisme borné. "Le point de départ a été, tout simplement, un manque d’oxygène sur le plan méthodologique et épistémologique."   Culioli explique comment il a introduit le mot "langagier", et replacé dans l’étude du langage tout ce qui provenait de l’alentour, du contexte phonique, de l’affect, et qui n’étaient pas considérés, le langage n’étant alors ramené qu’à un ensemble de fonctions. A travers un ensemble de démonstrations linguistiques (sur l’expression "Je sais bien", et une brillante étude des mots/concepts utilisés en psychanalyse), Antoine Culioli montre que le mot est multiple, plongé à la fois dans un contexte matériel (phonique, émotionnel) subjectif, mais qu’il y a également un "miroitement sous les mots" (l’expression est de Mallarmé).



On trouve alors une pensée de la langue qui est ouverte, et qui plus que de mettre en place des grilles de lectures, essaye de dessiner une cartographie du langage, à travers les autres langues, et des domaines qui finalement nourrissent la linguistique bien qu’ils en semblent éloignés. Il s’agit finalement d’accepter que le langage possède une aura, et que ses contours sont plus flous et plus mélangés qu’on ne le croit, même si cela dérange la théorie. Ce souci constant de ne jamais tomber dans le prévisible, la maîtrise, le "ça va de soi" (pointé du doigt par Barthes) crée une éthique de chercheur toujours sur le qui-vive, mu par la curiosité intellectuelle.


Georges Didi-Huberman : isoler l’angoisse


Georges Didi-Huberman a choisi de centrer son intervention – qui part d’un travail en cours sur le cante jondo, un type de chant flamenco – sur la rencontre de Georges Bataille avec l’Espagne (dans L’Expérience intérieure), et comment cette rencontre développe chez l’écrivain tout un pan de sa philosophie. Cette rencontre se fait sous trois angles : la découverte de Goya, l’expérience du spectacle tauromachique et celle, auditive, du cante jondo. De prime abord, Bataille considère cette rencontre avec l’Espagne comme manquée, il n’y a perçu que malaise, hostilité. Cependant, "j’étais loin de savoir ce que je vois clairement aujourd’hui que l’angoisse est liée [à l’expérience et à la rencontre comme telles]"   . Il y a donc une angoisse liée à l’expérience, et Bataille forge l’idée d’une souveraineté de l’art, "pas une souveraineté au sens juridique et humaniste du terme, mais une souveraineté au sens gitan ou nietzschéen : élégance, silence et musicalité, violence".    

En 1922 Bataille entend, dans un concours de cante jondo organisé par Garcia Lorca, un vieillard ivre, Diego Bermúdez et son chant profond. Il en tirera plus tard des pages sur la "signification violente de la bouche", et en fera le "commencement du corps humain". C’est dans cette expérience que Bataille conçoit la souveraineté de l’art comme "l’extrémité du possible". L’angoisse est liée au désir de l’impossible, et le royaume de l’impossible, c’est pour Bataille l’Espagne. En outre, la "forme misérable", pauvre du cri du cantaor exige du public une véritable culture, mais une culture du peuple ; un certain rapport au pathos, "un art partagé de la dramatisation"   . On trouve ici la construction d’une vision politique contre le culte bourgeois de l’art, d’où une conception de la souveraineté de l’art, non pas surplombante, dans le ciel des idées, mais partant de la "liberté comme expérience intérieure" (Bataille écrit  en pensant à la guerre d’Espagne, et avec Guernica). Georges Didi-Huberman clôt l’entretien qui suit son exposé par ces mots : "Il y a une coïncidence historique entre le moment où les chanteurs andalous, gitans ou non, commencent à devenir des artistes, c’est-à-dire à vivre de leur art en ouvrant des cafes cantantes, et le moment ou Nietzsche comprend que ce qu’il attendait de Wagner comme musicien tragique est une erreur. […] Dans contre Wagner il écrit : “Il faut méditerraniser la musique.”»



On le voit après le résumé de ces cinq interventions, Vivre le sens est un patchwork de travaux très différents, dans leurs styles et leurs approches, qui s’ils ne sont pas à proprement parler "barthésiens", ont en commun leur esprit de recherche. On pourrait parler de passion du sens, qui offre à leurs travaux un espace subjectif suivant le fil du désir, sans perdre la ligne critique. Cela fait écho à un fragment barthésien, "L’instrument subtil" : "Programme d’une avant-garde : “Le monde est à coup sûr sorti de ses gonds, seuls des mouvements violents peuvent tout réemboîter. Mais il se peut que, parmi les instruments servant à cela, il y en ait un petit, fragile, qui réclame qu’on le manipule avec légèreté” (Brecht, L’Achat du cuivre)." (Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes)