François Meyronnis dénonce avec véhémence les ravages de 'l'Esprit du vide'.

Prenons le dernier ouvrage de François Meyronnis. Observons d’abord l’objet.

Le titre sent son traité à l’ancienne. D’ailleurs, c’est un clin d’œil au célèbre essai du gentleman opiomane Thomas De Quincey (1785-1859). De l’assassinat considéré comme un des beaux arts, publié en 1827, a pu servir de caution littéraire aux adeptes de Charles Manson. L’auteur y postule que le meurtre, bien que moralement répréhensible, peut cependant être apprécié comme pur spectacle. La terreur et la pitié de la tragédie ont laissé place au dégoût et à la fascination de la modernité. À l’ambivalence du spectateur chez Quincey correspond celle du lecteur chez Meyronnis, qui se retrouve, devant les ouvrages qu’il aborde, comme un badaud devant la scène du crime.

La quatrième de couverture fait suivre l’extrait du tout premier paragraphe d’un paragraphe plus court qui semble en être la continuation. "Cette force" qui surgit de nulle part, et que l’on se doit d’identifier au démoniaque mentionné plus haut, "franchit, nous dit-on, la ligne de dévoilement avec les œuvres de Littell et Houellebecq." La soudaine mention des deux écrivains joue ici le rôle d’appât, elle doit attirer le chaland. Tout comme le certificat de provocation : l’ouvrage va dénoncer un aveuglement général – "Tout le monde marche, et personne ne veut rien en savoir" - et réveiller les foules en prenant "le somnambulisme humain à revers". La perle se trouve ici dans cette phrase, dans une formule convenue, passage obligé de l’exposé, où l’on qualifie la manière (le ton, le style) : "avec cynisme et innocence." Cynisme et innocence, paradoxe apparent, entre ce qui relève très souvent de la pose, et ce qui résonne comme une authenticité candide ; entre le rejet négatif du penseur revenu de tout, et l’ardeur quasi naïve du débutant. La présentation du produit laisse ainsi s’installer une ambiguïté, qui ne fait que s’amplifier à mesure que progresse la démonstration, et qui touche à la fois la nature de l’ouvrage, son objectif, et ses procédés.

Examinons maintenant son architecture. Entre un prologue ("spirales du maléfique") – qui est un état des lieux – et un épilogue ("ampleur du sauf") –  qui dessine, à travers un bilan les contours d’un espoir de rédemption par l’amour – le panorama complet du désastre, en quatre chapitres, qui sont les quatre piliers de la critique : le ravage, la vengeance, Satan et le sexe, et qui opposent leur belle régularité au trépied maléfique sur lequel reposent les romans de Houellebecq et Littell : "extermination, matricide et sexualité impossible".
Si la structure est carrée, les arguments se présentent plus souvent sous la forme récurrente de la spirale. En longs méandres, entrecoupés de respirations, le texte se déploie, par à-coups successifs. La démonstration s’étaie de références nombreuses et multiples. Les classiques, littéraires et philosophiques : les "îles climatiques" du philosophe Peter Sloterdijk, le chat de Blanchot, le "Forcené" de Nietzsche, le marin de Poe, y côtoient d’autres plus exotiques : le "zhi" des Chinois, ou le "M’bet Singa" des Bassas du Cameroun. Bref, c’est un foisonnement, témoin d’une pensée vive, qui se nourrit de tout.

Le ton, très foisonnant lui aussi, associe la familiarité du pamphlétaire : "il se croit à l’abri, le ballot", ou "on les verrouille dans la façade, les gogos" ; à la subtilité de l’essayiste : "Sur la place du marché – partout, à chaque seconde –, cela vend et achète. L’Esprit du vide délaisse et nantit. Abandonné, le petit-bourgeois planétaire, et néanmoins pourvu."
Cependant, si Meyronnis a parfois la formule heureuse, par exemple lorsqu’il décrit Houellebecq comme le "polichinelle des filières lugubres", son propos demeure souvent obscur : "Le témoin est confronté à un défaut de serrage, à une suspension. Ça lui vient, curieusement, à force d’entendre. Son ouïe le porte aux confins, à l’entaille de la brèche. Depuis cette trouée, il ouvre l’œil de l’événement : il accède à son foyer secret, où il n’y a jamais eu réunion d’amis ni attroupement." Où les italiques viennent renforcer le mystère de l’ensemble.

Notons enfin la présence insistante du "je", locuteur et auteur. Les recensions dans la presse se sont appliquées à le distinguer des "rouspéteurs professionnels" qui "rongés par le succès de leurs confrères, soulagent un dépit impuissant" (Le Nouvel Observateur), ou se livrent à des "démolitions violentes et banales, teintées de pure jalousie" (Le Monde). Force est de constater pourtant que les références à Houellebecq sont toujours à double tranchant : "On peut l’apprécier pour ce dont il nous débarrasse ; moins pour ce qu’il apporte" ou encore "l’un des intérêts de l’œuvre de Houellebecq – presque le seul, hélas !" Les louanges ont du mal à passer. Il faut dire que l’œuvre de Houellebecq s’élève juste au-dessus de la masse : "La Possibilité d’une île surclasse de très loin une certaine littérature de qualité moyenne, sur laquelle il n’y a plus qu’à jeter une bâche." Pas la peine donc qu’on s’y attarde, on ne saura rien de plus sur ce sujet, difficile dès lors de comparer.

En fait, Houellebecq apparaît moins comme la cible d’une analyse critique offensive, que comme un faire-valoir. Et là ce n’est plus une question de stratégie marketing décidée par l’éditeur, mais bien plutôt d’une stratégie rhétorique mise en œuvre par l’auteur. L’argumentaire révèle ainsi sa véritable nature rhétorique : non pas tant ad hominem, dirigé contre l’écrivain rival, que pro domo, véhicule d’une véritable autopromotion.

Ces louanges, si laborieuses quand il s’agit de l’auteur cité, deviennent en effet fluides et pléthoriques lorsqu’il s’agit de l’auteur citeur. Sur son roman d’abord, "Dans Ma tête en liberté les phrases tournent sur elles-mêmes et pivotent dans la dimension spiralo-vibratoire de l’événement. Pour cela, c’est un livre qui vit. Afin d’en faire apparaître chaque phrase, il faut se battre avec lui. Or si un lecteur ne se laisse pas modifier, à quoi bon lire ?" Sous les italiques, le lieu commun. Derrière la question rhétorique, l’autosatisfaction. Sur son essai ensuite, "Dans L’Axe du néant, je dissuade en vain les hommes de prendre le vide, le rien, le néant pour du non-être. Hélas, on a cru que je raffinais sur des vétilles. Au fond, personne ne m’a compris." Le portrait de l’artiste en prophète incompris permet à Meyronnis de se poster au centre d’un trio infernal. Celui qui rassemble d’une part "le truand autrichien" qui "ouvertement se revendique prophète" et annonce "l’extermination des Juifs" avec "l’assurance de ne pas être compris". De l’autre, l’écrivain "piauleur" qui "amène doucement, avec des gestes étudiés et une maladresse feinte, le petit peuple de ses lecteurs – cette humanité moyenne qu’il contribue à rendre grotesque et méprisable – vers les wagons à bestiaux, dont il sait, lui, où ils conduisent."

Dans sa véhémente dénonciation des ravages de "l’Esprit du vide", Meyronnis fait montre, comme le marin dans l’histoire de Poe, d’un "jouir enluminé d’horreur", adoptant ainsi le principal travers de ses malheureux contemporains. Pris dans la "spire" de ses attaques, il demeure in fine, comme le lecteur de Poe, juché sur "son promontoire imaginaire".

* À lire aussi sur BibliObs, la critique du livre de François Meyronnis parue dans le Nouvel Obs (ici)