Retour sur le ''mythe Schuman'', 45 ans après la mort de ce ''Père de l'Europe''.

L’heure de l’histoire aurait-elle sonné pour la construction européenne ? Les publications se succèdent en effet, depuis un an   , qui appellent à repenser ce phénomène singulier : des états autrefois ennemis ont consenti à se défaire d’un peu de leur puissance au profit d’une entité supranationale. Sur cette anomalie au regard de l’histoire prospérait, jusqu’à récemment, un récit des origines. Il insistait sur l’aspect apostolique du combat mené par des pionniers de l’Europe rebaptisés "Pères fondateurs". De fait, la construction européenne fut trop souvent enseignée sous forme  d’un discours mythologique dans les écoles, collèges et lycées de l’Hexagone dans les années 1980 et 1990. Cette vulgate mobilisait les quatre arguments mythiques produits en politique depuis la fin du XVIIIe siècle : la conspiration – bienveillante en l’espèce, à travers l’idée d’un "Plan" cheminant secrètement avant la déclaration du 9 mai 1950 ; le mythe du sauveur –Jean Monnet comme protecteur perpétuel de la civilisation européenne, désormais guérie de la guerre ; le rêve de l’âge d’or – les années 1950, où tout semblait possible entre socialistes ou démocrates chrétiens ; et l’aspiration à l’unité – un espace guéri de ses divisions   .


Le "déglaçage" de cette "histoire toute faite" s’impose d’urgence, car la construction européenne est un phénomène historique autant que juridique. On peut dès lors regretter que son historiographie délaisse parfois l’analyse des discours ou des représentations, voire des imaginaires, alors que la fécondité de ces approches n’est plus à démontrer   . Elles permettent en outre d’éviter deux écueils qui menacent l’historien de l’Europe, le positivisme comme un tribut payé à la contemporanéité et à la complexité des phénomènes étudiés d’une part, et le plongeon dans un énoncé normatif d’autre part. Ces risques se conjuguent dans le travail biographique sur les acteurs de la construction européenne. Plus encore, l’hagiographie se profile quand il s’agit d’étudier un destin aussi romanesque que celui de Jean Monnet. Le journaliste Éric Roussel a cependant su éviter ce travers dans sa remarquable biographie   . Avec Robert Schuman, tout risque de fascination de l’historien pour son objet est a priori évité. Voilà un avocat besogneux, ballotté par les vents de l’histoire franco-allemande, et que le hasard aurait surtout placé au bon endroit et au bon moment pour devenir le porte-parole en politique du "penseur" Jean Monnet !


Redonner vie à une identité versée, 45 années après la disparition de Schuman, au rayon des invocations rituelles et d’autant plus respectées qu’imprécises   : ce projet avait de quoi séduire le chercheur, vingt-deux après la monumentale – et méconnue – biographie de Raymond Poidevin   . François Roth, professeur émérite à l’université de Nancy-II,  spécialiste reconnu de la guerre de 1870-1871 et d’histoire lorraine, a donc décidé de reprendre les pièces du "cas Schuman" en plaçant l’homme politique dans son cadre régional. À Poincaré, "Lorrain de la frontière", s’opposerait en effet le "Lorrain des frontières" Schuman ; patriotisme "bleu", belliqueux et germanophobe d’un côté, réserve et modération des hommes ayant changé plusieurs fois de nationalité de l’autre   .


Né en 1886 à Luxembourg d’une famille lorraine dont aucun membre n’avait opté pour la France ni choisi l’exil en 1871, le jeune Robert Schuman eut le luxembourgeois pour langue maternelle et conserva toute sa vie un accent prononcé dans la langue de Molière. Alors que la plupart des fils de la bourgeoisie luxembourgeoise effectuaient leurs études à Paris, il choisit pour des raisons pratiques de se former au droit en Allemagne. Il fréquenta les universités de Bonn, Munich, Berlin puis Strasbourg ; il ne s’y distingua pas par sa francophilie   , mais plutôt par une piété toute de discrétion et de ferveur. Se sentait-il Allemand ou Français à cette époque ? L’intéressé décrirait a posteriori son état d’esprit d’avant 1914 dans une correspondance privée : "j’étais en somme un cosmopolite ou (…) un indifférent, comme il y en a beaucoup dans nos pays frontaliers, où le sang se mélange et les caractères nationaux se confondent". À lire François Roth, l’impression prévaut que les traits principaux de cette personnalité étaient posés dès la fin de ses études, suivant une ligne qui évoquait l’idéal bénédictin : modestie, pudeur, désir de servir, soumission à la volonté de Dieu, fidélité à l’autorité de l’Église, obstination, recherche du consensus, refus de la démagogie et de la facilité.

 

Les critiques les plus déterminés de l’histoire politique crieront au psychologisme ou à l’anecdotique. Ils auront tort. Toute biographie devrait idéalement mêler art du précipité – le destin individuel comme morceau d’une "grande Histoire" supposée – et vertu du microscope –redonner aux événements leur poids de vie et dans les vies. En l’espèce, il serait passionnant de comprendre ce qui, dans le détail, distinguait Robert Schuman des hommes politiques de son temps. Au sein de la masse des élus alsaciens-mosellans de l’entre-deux-guerres, est-il le seul à s’être illustré plus tard, sous la IVe République ? Un portrait de groupe de ces parlementaires ne nous renseignerait-il pas sur "l’exceptionnalité" des liens du Schuman des années 20 et 30 avec l’Église, par exemple ? Des interrogations du même type valent pour la période de la IVe République. Il importerait de saisir pourquoi Schuman apparaît heureusement "décalé" aux journalistes et commentateurs de la vie politique, mais aussi pourquoi il ne sut ou ne voulut pas s’imposer en leader d’opinion, quoiqu’ayant les mêmes qualités "moyennes" qu’Antoine Pinay   ? François Roth a nourri sa biographie d’archives, d’entretiens et de nombreuses lectures, mais les questions qu’il pose pèchent par trop de classicisme. L’infirmation de la légende d’un Schuman "officier boche" pendant la Première Guerre mondiale ou favorable aux autonomistes dans les années 1920-1930 occupe de nombreuses pages de l’ouvrage. À l’inverse, ses rapports avec le patronat de la sidérurgie ou les États-Unis sous la IVe République   , ses positions sur l’Afrique du nord et la décolonisation en général, sa place au sein du MRP sont trop discrètement abordés, peut-être faute de sources.


François Roth prend toutefois soin de ne pas transformer son héros en visionnaire. Le Schuman de 1936 ne cache pas son soulagement lorsque le gouvernement Sarraut renonce à la guerre malgré la remilitarisation de la Rhénanie, celui de 1938 se réjouit des accords de Munich au nom de "la paix avant tout", celui de juillet 1940 vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, celui du 1er juin 1958 confesse n’avoir "jamais, à l’occasion d’un scrutin parlementaire" "vécu un tel déchirement" qu’au moment d’approuver l’investiture du général de Gaulle. Ce qui distingue l’élu de Moselle du personnel politique de son temps ne se résume pas à sa personnalité ou à son mode de vie. Il connaissait très bien l’Allemagne, se gardait de la vouer aux gémonies ou au pinacle, mais plaida sans relâche – même quand, dans les années 1930, les efforts en ce sens devinrent irréalistes – pour un dialogue franco-allemand. Cette conviction n’impliqua de sa part aucune complaisance pour un régime national-socialiste au service duquel il refusa catégoriquement de se placer après la défaite de 1940 ; mais elle suffit plus tard à le distinguer de responsables politiques de la IVe République aussi méfiants à l’égard de l’Allemagne que les anciens résistants Georges Bidault ou Robert Lacoste. La singularité de Schuman est là, plus que dans des convictions européennes ou fédéralistes dont ne trouve guère de traces sous sa plume avant 1950. François Roth y insiste avec justesse et revient notamment en détail sur l’affaire de la Sarre, qui passionna des hommes comme Michel Debré entre 1945 et 1955. Fallait-il rattacher ce territoire à la France, lui accorder un statut international, reconnaître son indépendance en négociant des accords de coopération préférentiels avec la France… ou accepter son retour à l’Allemagne ? Les positions de Robert Schuman en l’espèce se caractérisèrent par leur lucidité, bien avant que tous considèrent la réunification comme inéluctable.


On ne tient pas avec l’ouvrage de François Roth une biographie définitive sur Robert Schuman : mais l’ambition de l’auteur était-elle celle-là ? Malgré un style didactique   , l’historien réussit à redonner au "saint en veston" sa juste place dans l’histoire contemporaine. Celle d’un homme qui incarnait dans sa chair la possibilité d’un dialogue franco-allemand et se distinguait par sa démarche plus que par l’originalité de ses idées politiques