Une très riche biographie de Saladin à l'approche interdisciplinaire et conjuguant la  rigueur de l’érudition et l’éclat du roman.

Saladin est le titre de la nouvelle biographie composée par Anne-Marie Eddé, historienne spécialiste du Proche-Orient à l’époque médiévale. Cet ouvrage de 763 pages, richement documenté, comporte une chronologie, une note historiographique, une bibliographie sélective et un index. Par sa facture monographique, ce travail retrace la vie et l’œuvre de Saladin (1137-1193). En puisant dans les sources médiévales (arabes   , syriaques, arméniennes et latines), Anne-Marie Eddé redessine minutieusement l’histoire d’un sultan, d’un siècle mouvementé et d’un mode culturel fondé sur "la défense de l’Islam".

Plus thématique que chronologique, Saladin décrit d’une part la trame événementielle du XIIe siècle en Égypte, en Syrie-Palestine et dans une partie de la Haute-Mésopotamie. Il analyse d’autre part un mode gouvernemental, une conception du pouvoir et une vision du monde. Interdisciplinaire, la méthode employée ne relève pas uniquement de l’histoire, mais s’enrichit de l’analyse de discours, de représentations sociales, d’images et de pensées politiques. C’est cette quadruple approche que nous essayons de mettre en évidence dans cette rencension.


Saladin : figure historique reconstruite

En travaillant sur cinquante-neuf sources arabes classiques et sur une vingtaine en langues occidentales, Anne-Marie Eddé retrace, année après année, la vie de ce personnage central dans la conscience arabo-musulmane. Elle s’appuie essentiellement sur les nombreux documents écrits au XIIe siècle qui recouvrent notamment récits, traités hagiographiques, correspondances officielles et décrets. Elle se réfère également aux documents numismatiques et architecturaux (madrasas, fortifications, citadelles, enceintes, inscriptions, monnaies, etc.) pour restituer l’intégralité de sa vie.

Son point de départ est "le monde de Saladin"   marqué par les conflits entre le Calife abbaside de Bagdad et le calife fatimide du Caire, ainsi que par des luttes entre musulmans et Francs. L’entourage familial de Saladin est ainsi brièvement décrit pour déceler les éléments enfouis de sa première formation spirituelle et politique. Bien que les sources soient plutôt rares sur cette période, elles fournissent néanmoins un éclairage sur les facteurs décisifs qui façonnèrent le destin de ce personnage.

Les premiers pas de Saladin dans la vie politique et militaire ont été ensuite présentés avec minutie   . Une attention toute particulière est accordée au Sultan et à ses mesures pragmatiques pour asseoir son autorité sans rompre avec le calife de Bagdad   . Le champ d’investigation s’étend ensuite à "la vie de tous les jours"   – et c’est un des nombreux points d’intérêt de cette biographie – où l’on découvre les détails de la vie quotidienne du sultan : "ses prières et dévotions" (p. 392), ses habitudes en guerre et en chasse   , ses relations avec les proches   et ses voyages et résidences   . Hormis son importante action militaire et diplomatique, Saladin connut aussi le doute, affronta les jalousies et fut même tenté par des amours impossibles (ses relations supposées avec la femme de Nûr al-Dīn).

Le parcours historique, vérifié et vérifiable, du sultan a été ainsi restitué avec précision et limpidité. Quant à la reconstitution scientifique de son parcours, elle se fonde sur deux approches complémentaires : Anne-Marie Eddé se réfère tout d’abord aux données authentifiées par ses prédécesseurs occidentaux tels que M. C. Lyons et D. E. P. Jackson (Saladin, The Politics of Holy War, Cambridge, 1982), de H. Möhrong (Saladin und der Dritte Kreuzzug, Wiesbaden, 1980) et de Y. Lev (Saladin en Égypte, Leyde, 1999). L’utilisation de ces monographies témoigne de l’ancrage de cette recherche dans le fil droit des travaux antérieurs, malgré leur aspect "volontairement chronologique et principalement axé sur les aspects militaires et diplomatiques"   .

 

 

D’autre part, Anne-Marie Eddé confronte les différentes versions d’un même fait en en comparant les écrits occidentaux et arabes. Au sein de ces derniers, elle confronte les sources chrétiennes aux sources musulmanes. Et pour mieux cerner les enjeux politiques de ce même fait, elle compare aussi les sources sunnites et les sources chiites. L’objectif de ces délicates comparaisons est de mettre en évidence les fonctions de la dominance d’une version et les enjeux des silences, omissions ou exagérations inhérents à toute historiographie. De même, l’historienne s’est efforcée de démêler le vrai du faux, le légendaire de l’historique afin d’atteindre le seuil nécessaire de l’acceptabilité rationnelle d’un fait.

Par le nombre important de références aux aspects de la vie quotidienne, aux institutions juridiques, aux phénomènes sociaux (activités de confréries mystiques, liens entre juifs, chrétiens et musulmans, économies de marchés, activités commerciales), Saladin s’apparente à une histoire sociale de l’époque. Certes, l’objectif n’est pas de reconstituer la totalité du paysage social d’alors, mais l’insertion de celui-ci dans le livre illustre bien les interactions entre le politique et le social qui se traduisent par le discours.     


Saladin : figure de discours

Plutôt que de s’interroger "vainement sur la nature de ses [le sultan] intentions"   , Anne-Marie Eddé se livre à l’analyse du discours dirigeant son action politique et militaire. Par "discours", elle entend l’ensemble des arguments fournis pour justifier son œuvre et lui donner un sens. D’un point de vue structurel, ce discours fut construit sur une grille d’arguments bien enchevêtrés : face à la suprématie dogmatique du califat, Saladin dut justifier ses choix et combats par la nécessité d’unifier l’Islam, condition sine qua non du jihād   . Pour légitimer ses attaques contres les Zenguides et les chiites, il invoqua la cohésion de l’Islam comme un postulat irréfutable. C’est seulement en étant unis que les musulmans pourraient défendre les Lieux Saints et reprendre Jérusalem, prise par les Francs en 1199. Aussi, cette direction conduirait les musulmans sunnites à éviter les combats fratricides et à affaiblir le chiisme. Le ciment de ce discours n’est autre que l’image du martyr accomplissant son devoir religieux. Or, nul ne l’accomplira autant que le sultan lui-même, entièrement dévoué à cet impératif divin   . Cette argumentation a été théorisée dans un traité d’incitation au jihād, rédigé par al-Tarsūsī   à l’attention du sultan.

Bien qu’il relève de la propagande, ce discours fut énergique et extrêmement efficace. Destiné à galvaniser l’imaginaire populaire, il ne se souciait guère de la cohérence logique. Sa stratégie visait à persuader un calife indécis, à mobiliser des troupes et à réaliser prestement des victoires militaires. Ce discours parvint à ses fins grâce à sa structure mythique et à l’emploi intense de symboles vivants (martyr, mort dans le chemin de Dieu, reprise des lieux saints, etc.). L’enjeu d’Anne-Marie Eddé est de décrire les faits historiques comme l’expression d’une structure discursive prégnante qui nourrissait l’imaginaire des hommes d’alors. L’histoire de Saladin devient ainsi l’histoire d’un registre gouverné par la rhétorique guerrière, d’une thématique axée sur la défense de l’Islam et d’un style performatif tourné vers le combat chevaleresque.

 

 

Par "discours" on entend également l’ensemble des récits, textes et légendes gravitant autour de Saladin. Par son important volume, la multitude de ses émetteurs et la variété de ses thèmes, ce discours constitue un hypertexte dont le sens profond est le conflit des cultures, des mémoires et des valeurs. Islam et christianisme échangèrent à tout niveau, leurs interactions s’exprimant notamment à travers l’image de Saladin dans laquelle la révérence des uns croise la peur des autres. Anne-Marie Eddé déconstruit ce discours et le restructure selon les critères de fiabilité (vrai/faux) et ceux de fonctionnalité pragmatique (efficient/inefficience dans le contexte sociopolitique). Son histoire revêt ainsi une certaine dimension logique, rompant avec la narration linéaire des événements, ce qui lui permet d’explorer le registre des représentations.

 


Saladin : figure de représentations contradictoires

Qu’elles relèvent de l’appropriation littéraire, de l’amplification populaire ou de la manipulation politique, les représentations légendaires et mythiques, tissées autour de Saladin, furent prolixes et contradictoires. Anne-Marie Eddé se penche sur "la naissance et le devenir d’une légende"   , généralement axés sur les valeurs chevaleresques et morales du sultan. Au Moyen Âge, les chrétiens s’efforcèrent de le convertir au christianisme pour expliquer la célérité de ses conquêtes militaires : on y vit tantôt un châtiment divin, tantôt un modèle christique de magnanimité. De même, on mit l’accent sur ses qualités guerrières et chevaleresques, à la recherche d’un héros parfait. Pour la postériorité musulmane, il incarna les pratiques exemplaires de mujāhid, vaillant et clément. L’hégémonie de cette image dithyrambique n’empêcha pas, cependant, l’émergence d’une légende noire dans laquelle Saladin fut dépeint en usurpateur, séducteur et assassin   .

Au XXe siècle, cette image prit un nouveau sens. À cause de l’incurie d’un grand nombre de régimes arabes, des luttes contre l’Occident, du conflit arabo-israélien, la légende devient mythe. Ce changement de mécanismes se justifie par la volonté des chefs d’États arabes (Saddam Hussein, Hafez al-Asad) d’asseoir leur légitimité sur le modèle du héros arabe, capable de combattre l’impérialisme. Sans se référer aux textes fiables de l’histoire, leur manipulation politique s’apparente davantage à une rhétorique populiste où le sultan est présenté comme un super-libérateur, face aux nouvelles croisades (américaines).

Par l’examen de ces représentations, Anne-Marie Eddé répond à la hantise de tous les historiens : comment retrouver le vrai personnage dans une masse hétéroclite de données, majoritairement fictives ? En rappelant une question, plutôt provocatrice, de Jacques Le Goff : "Saint Louis a-t-il existé ?"   , l’historienne s’interroge à son tour : "Saladin a-t-il existé ?". Ce questionnement est parfaitement motivé, car la personnalité du sultan ayyoubide fut noyée dans des documents contradictoires : écrits hagiographiques l’érigeant au rang des saints et écrits hostiles le réduisant en opportuniste perfide. De par leur complexité et diversité, les genres de ces documents sont, de surcroît, déroutants : littérature idyllique, miroir des princes, conseils politiques, hagiographies, songes, etc.

 

 

Ainsi, Anne-Marie Eddé se livre à une véritable archéologie critique pour faire le départ entre ce qui appartient objectivement à l’histoire et ce qui relève de la légende. Délicate, cette tâche présuppose, hormis la connaissance des sources, la maîtrise des tournures médiévales de pensée et des modes anthropologiques de représentation. Aussi, cette démarche s’inspire-t-elle de celle de Jean-Claude Garcin, dédiée à l’étude du roman de Baybars qui fit partie de l’univers fictif et de la littérature populaire arabe entre le XIIe et le XVe siècle   .

Ainsi, l’histoire de Saladin se double d’une histoire des images qu’ont faites de lui, génération après génération, ses partisans admiratifs comme ses adversaires les plus acerbes. Sa représentation devient elle-même un fait historique dont on pourrait suivre l’évolution à travers les siècles et en expliquer les lois générales. 


Saladin : incarnation d’idées politiques

La biographie de Saladin n’est envisageable que dans le cadre d’une histoire des idées qui façonnaient l’inconscient politique collectif au XIIe siècle. Le mode gouvernemental d’alors fut fondé sur une hiérarchie symbolique assez complexe : le Calife gouverna au nom de l’application des préceptes musulmans, communément appelés šarī‘a. Sa légitimité tint à son dévouement au service de Dieu et de son Prophète. Le sultan représenta le Calife en ce sens qu’il contribuait à asseoir cette autorité. Le jihād était un devoir incombant aux autorités politiques pour défendre l’Islam et sa terre. Anne-Marie Eddé rappelle succinctement ces idées et les mobilise pour mieux comprendre les événements historiques. C’est une manière de dire la possibilité de mettre l’histoire des idées au service de l’histoire événementielle. Analysé au long de la troisième partie   , le concept de "guerre sainte" ou jihād, ne désigne pas uniquement l’échange des violences militaires entre musulmans et Francs, mais l’application d’un dogme, d’une disposition légale et d’un impératif moral lié à "la défense de l’Islam". Encore vive, cette idée présuppose la mobilisation des forces de l’histoire pour asseoir un univers symbolique couvrant à la fois la terre, les croyances et l’honneur.

Le choix de cette approche thématique offre à Anne-Marie Eddé une certaine liberté quant aux contraintes chronologiques. Par cette approche, elle dépeint la complexité de ce personnage sans obéir aux techniques narratives linéaires. Appliquée superficiellement aux phases militaires et aux échanges diplomatiques, l’approche linéaire risquerait de générer un regard réducteur sur cette étape cruciale des relations problématiques entre l’Islam et l’Occident.

Saladin a bel et bien ré-existé par l’agréable lecture de cette biographie. Conjuguant la  rigueur de l’érudition et l’éclat du roman, ce travail passionnant fait apparaître un personnage clef de l’époque médiévale sous un nouveau jour. Il témoigne également de la nécessité de marier les approches et les disciplines pour embrasser la complexité du matériau historique qui reste à découvrir