Un livre stimulant plus que définitif.

C’est l’histoire d’un conflit que le vocabulaire officiel a longtemps nié. Soit hypocrisie, soit attachement aux catégories juridiques d’un jacobinisme sourcilleux, il fut question d’opérations de maintien de l’ordre à propos de l’Algérie, entre 1954 et 1962. Quarante-six ans plus tard, les opposants à la politique des Guy Mollet, Robert Lacoste ou Max Lejeune l’ont emporté jusque dans la langue : nul ne parle plus d’autre chose que d’une "guerre d’Algérie". Cette victoire légitime n’est pas sans inconvénients heuristiques. Outre qu’elle fait craindre une demande sociale orientée vers l’identification de "bons", de "brutes" et de "méchants", l’expression circonscrit les affrontements à l’Outre-Méditerranée. Une vue cavalière de l’historiographie confirme que "la guerre d’Algérie" pèse comme des écailles sur les yeux des chercheurs. Hors les mobilisations intellectuelles, les décisions du pouvoir central ou la répression policière   , on sait peu de choses des échos de ce conflit colonial en métropole. Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, qui font figure de défricheuses des terrae incognitae de la guerre d’Algérie depuis quelques années   , ont donc décidé de lancer une enquête sur les expériences hexagonales de cet événement, en utilisant le réseau des correspondants locaux de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). La France en guerre en présente le résultat, nécessairement éclaté en contributions d’intérêts variables. Les travaux se fondent sur l’exploitation d’archives départementales qui gardent notamment traces des sources policières (archives de la DST) ou préfectorales (archives des cabinets).


Perceptions hexagonales

Les sondages – dont le développement en France remonte aux années 30 – indiquent qu’en novembre 1954, les attentats de la Toussaint furent compris dans la continuité des troubles de Sétif à la Libération. Jusqu’en juillet 1956, soit quelques mois après l’envoi du contingent, l’Algérie demeura en arrière-plan des préoccupations hexagonales, avant de s’imposer comme préoccupation majeure en 1957. Dans un monde rural où se trouvaient peu de Français musulmans d’Algérie (FMA) – pour reprendre une taxinomie forgée par l’État central – la guerre fut entendue au prisme d’expériences proches ; les hommes s’aident du déjà-senti ou du déjà-vécu pour réduire la part d’obscur dans ce qui advient. Marc Bloch avait déjà attiré l’attention sur les "bruits" en temps de guerre à partir de son expérience de combattant en 1914-1918   . En Limousin, symbole d’une Résistance presque généralisée, jusqu’au martyre d’Oradour, une rumeur courut ainsi au printemps 1956, qui évoquaient des maquis de jeunes hommes se dérobant à l’appel. Quatorze ans plus tard, le refus du STO hantait encore les mémoires, bien qu’aucun des fils de ce monde paysan n’ait envisagé pour lui de se soustraire à l’appel du drapeau. La figure du "maquis de rappelés" contamina d’autres départements du Centre-ouest français, alors que des zones moins marquées par l’expérience résistante y demeuraient immunes, comme la Mayenne ou la Picardie. Là, un regard d’abord bienveillant pour les revendications d’égalité et de justice des Algériens glissa dès 1956 sur les difficultés de la pacification, pour reprendre sans beaucoup de nuances les versions et images officielles. Y voir la main des caviardeurs serait erroné, là où se lit surtout la marque de l’autocensure et d’un intérêt bien compris – ne pas heurter un lecteur surtout soucieux de glaner dans cette presse une information de proximité.


Un "Home Front"

Les autorités cherchèrent en revanche à mobiliser la population derrière les soldats et à organiser la solidarité d’une rive à l’autre de la Méditerranée. On peut parler d’un Home Front au sujet de cette métropole où la Fondation Maréchal-de-Lattre, créée à l’initiative du président Coty en 1956, invitait à soutenir matériellement les combattants. Les parrainages puis jumelages à des villes ou départements d’Algérie devaient également permettre, dans l’idéal, d’associer "l’arrière" au combat contre les indépendantistes, pour une "solution française" au conflit. L’envers d’une guerre entre Français musulmans d’Algérie (FMA) se lit aussi dans ces départements ruraux où des hommes soucieux d’échapper aux pressions du FLN venaient se réfugier. Ils s’y exposaient aux regards de "locaux" qui, par leur méfiance, pouvaient parfois faire éclore la conscience intime d’une "personnalité algérienne".


Recompositions

Une histoire locale du politique dans les années 50 et 60 enseigne en outre que nombre de recompositions s’ébauchèrent à la faveur du conflit algérien, qui ne devaient porter de fruits que plusieurs années plus tard. Qu’on songe au militantisme commun entre chrétiens de progrès, communistes et socialistes non mollétistes au sein de Comités pour la défense des libertés en Afrique du Nord dans l’Isère, par exemple… De l’autre côté de l’échiquier politique, la cause de l’Algérie française fut envisagée un temps comme l’occasion d’une synthèse – manquée – entre le conservatisme des grands propriétaires terriens de l’Ouest, le néo-dorgérisme de petits exploitants agricoles en voie de marginalisation, le goût de l’activisme des petits entrepreneurs un temps gagnés au poujadisme et le néo-pétainisme d’élites marginalisées après 1944. Nul doute que toute une génération   entra en politique sur la question algérienne et s’en trouva durablement marquée dans certaines de ses méfiances, notamment à l’égard d’un certain socialisme patriote et jacobin   . Loin de se limiter à des personnalités proches des milieux intellectuels parisiens, les doutes, puis les crises de conscience, affectèrent des élus et des militants de gauche en province, comme dans la fédération des Ardennes de la SFIO, dont les deux principales personnalités, Andrée Viénot et Guy Desson, finirent par quitter la "vieille maison", respectivement en novembre 1956 et septembre 1958. De même la mobilisation des milieux universitaires ne se limita-t-elle pas à la capitale. L’initiative d’un Comité en faveur de Maurice Audin   revint à ainsi à Jacques-Ferdinand Cahen, professeur d’anglais au Prytanée militaire de La Flèche. Un autre exemple est étudié dans l’ouvrage de Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault avec les facultés de Caen. Elles connurent en effet une forme de polarisation dès 1956 entre des professeurs nés entre 1920 et 1930, souvent chrétiens de gauche ou communistes, et des enseignants marqués à droite, comme Pierre Chaunu, arrivé en Normandie en 1959 et signataire du Manifeste des intellectuels français   . Ce climat d’intervention dans la vie de la cité n’ouvrit pas de fractures irréparables dans ces milieux intellectuels, au contraire de ce qui devait advenir au moment de mai 1968.


Surveillance

La guerre dans les territoires algériens autorisa la mise en place d’un système de surveillance, et de répression en métropole. Les citoyens français d’Algérie étaient tout particulièrement visés, qui nourrissaient des flux migratoires de 20.000 individus en moyenne chaque année entre 1947 et 1962 : la nécessité de les contrôler entra pour partie dans la décision de créer la carte nationale d’identité en octobre 1955. Entre septembre 1958 et octobre 1961, des couvre-feux s’appliquèrent en outre aux seuls travailleurs algériens, tandis que les commerçants d’origine FMA, souvent sollicités par le FLN aux fins de financement, faisaient l’objet d’une attention très étroite des services de police dès 1956-1957. Un article passionnant d’Emmanuel Blanchard sur "la répression policière et administrative des Algériens de métropole" révèle néanmoins que les soutiens politiques et associatifs dont bénéficiaient ces populations imposèrent des limites à l’arbitraire à la fin des années 1950 et jusqu’en 1962. Les hasards de l’internement firent se succéder dans des camps comme Saint-Maurice l’Ardoise, à quelques mois de distance, des membres du FLN, des "soldats perdus" de l’OAS comme l’ancien député et commissaire de police Jean Dides, puis des harkis.

L’accueil des rapatriés et des harkis demeure un sujet hautement radioactif dans la France du début du XXIe siècle : on regrettera qu’il ne soit abordé que de manière presque subreptice et à la fin de l’ouvrage. Sa lecture confirme enfin qu’une histoire politique de la guerre d’Algérie reste à écrire du point de vue des partis ou du mécanisme électoral, en métropole comme de l’autre côté de la Méditerranée   . Comment les référendums successifs sur l’Algérie ont-ils été abordés dans la presse quotidienne ? Ont-ils intéressé les Français ? Le traitement de la question algérienne dans les professions de foi pour les élections législatives de novembre 1958 mériterait à notre sens d’être réétudié, longtemps après les travaux pionniers d’Odile Rudelle. D’autres pistes et questions surgissent au fil des pages, qui confirment qu’on tient un livre stimulant plus que définitif