Un recueil des textes de l’artiste multicartes Alain Fleischer consacrés au cinéma et à la photographie. Un beau livre inutile.  

On trouve, à l’origine de la recension qu’on va lire, une sincère déception. Alain Fleischer. Même si l’on ne connaît pas son travail, pour peu que l’on se tienne un peu au courant de ce qui se fait dans ce pays, on se dit : c’est quelque chose. Ses romans sont, selon la formule, plébiscités par la critique (ce qui ne veut pas dire grand-chose), mais aussi soutenus par les rares personnes qui savent encore lire aujourd’hui. Je vois que Sollers loue les qualités romanesques des Ambitions désavouées (Seuil, 2003) dans le Journal du dimanche, je relis dans L’Atelier du roman un long article élogieux consacré à La Hache et le Violon (Seuil, 2004). Le bonhomme a publié chez Verdier, écrit dans Trafic, autant d’indéniables gages de qualité.

Et pourtant… que ce volume est pénible à lire intégralement (ce que j’ai fait, pourtant) ! Et il doit en suivre un second   ! On est bien face à une écriture "littéraire", pour parler comme les éditeurs qui distinguent ainsi ce qu’ils n’osent plus publier de ce qu’ils publient en quantités industrielles, une écriture qui ne s’autorise aucune des facilités du journalisme et qui s’aventure vers le commentaire d’œuvres exigeantes   . Un véritable essai (qu’il soit composé de textes et d’interventions d’origines variées n’y change rien), dont les effets d’écriture sont indissociables des significations qu’elles tracent. On doit même ajouter que le volume est en lui-même très beau, comme le sont souvent les livres publiés par Galaade – en témoignent les œuvres complètes de Claude Vigée publiées plus tôt dans l’année : des pages noires viennent scander l’ensemble, distinguant les parties d’un livre qui vous accueille avec le regard impérieux de son auteur (impressionnant portrait !).

Les différents titres sont décomposés comme ces citations que pratique Godard dans son cinéma, surgissant comme au ralenti, à chaque page que l’on tourne   . Bref d’un strict point de vue plastique le livre est assurément très beau. Ce qu’il dit n’est d’ailleurs à aucun moment faux ou imbécile, seulement d’une insondable banalité.

Ici l’on s’entretient des rapports entre l’image et le temps, image fixe, image arrêtée, avec ces paradoxes déjà lus cent fois sur la photographie capable aussi bien de raconter toute une histoire que de saisir l’instant, tandis que le cinéma parvient à dire le vide comme il peut entraîner son public dans les fables les plus complexes. Certes, certes, d’ailleurs le contraire est aussi vrai. Avant cela, on a eu droit à quelques analyses   sur la question de la Shoah et de ses images, où l’on ne quitte pas le périmètre des discours habituellement consacrés à la question, sur l’indicible et l’immontrable, l’impensable et l’inoubliable – autant de propos justifiés assurément, mais qui ne font que répéter, en les affadissant, des propos dits ailleurs avec une toute autre force. Plus loin, une description laborieusement minutieuse du travail non moins laborieux de Michael Snow, une lecture poussive d’Ascenseur pour l’échafaud (film qui invite pourtant à l’élégance !)... À aucun moment l’on ne croise un réel bonheur d’écriture, une formule, une image (à la limite cette idée de " ruines du temps", au début, mais ensuite plus rien) qui justifieraient le volumineux travail ainsi rassemblé.

La nécessité absente

Je songe justement à certains importants recueils publiés par des écrivains depuis une dizaine d’années. Pour qu’ils marquent leur lecteur doit toujours surgir, à un moment ou à un autre, une nécessité, une pensée, une vision du monde. C’est le cas, me semble-t-il, dans La Guerre du goût ou Éloge de l’infini de Philippe Sollers, chez qui s’ajoute une ambition encyclopédique immense, un peu délirante et pour tout dire émouvante ; également dans les Exorcismes spirituels de Philippe Muray (en tout cas dans les deux premiers volumes), plus récemment dans L’Autoportrait au visage absent de Jean Clair.



Malheureusement, la seule nécessité qui apparaisse à la lecture des Laboratoires du temps est la suivante : un large pan de l’ouvrage est en effet consacré par Alain Fleischer à ses propres œuvres – catalogues d’exposition, "modes d’emploi" d’installations, textes servant à l’origine de bande sonore à ses films. Parler de soi et, lorsqu’on est un artiste et un créateur, de ses propres œuvres n’est certainement pas chose condamnable : après tout, c’est ce à quoi Gombrowicz consacre l’essentiel de son extraordinaire Journal, et nul ne s’en plaint. Chez certains cependant se trahit alors une peur, elle aussi bien légitime mais qui produit rarement d’heureux effets, qui est la peur de l’oubli.

Pour ne prendre que deux exemples, je dois reconnaître que j’ignorais tout de Et pourtant il tourne et de Le film projeté du projecteur filmé, deux œuvres de 1979. Voici la description que Fleischer en donne lui-même : la première consiste en "un tourne-disque dont le plateau n’est plus qu’un écran de carton rond et blanc, inerte, [qui] reçoit sa propre image filmée à l’époque où un disque tournait encore, produisant de la musique sous le saphir. L’objet est bien là, mais il est éclairé par un autre temps de sa propre existence. Le cinéma éclaire le tourne-disque mais il lui rend aussi ce qu’il n’a plus : le disque qui tourne sur le plateau – image incrustée dans l’objet – et la musique, maintenant lue par le lecteur optique du projecteur, et renvoyée par lui au haut-parleur du tourne-disque"   . Quant à la deuxième installation, Fleischer écrit : "un projecteur 16 mm projette le film qu’il a lui-même impressionné, tournant à vide, lampe allumée, face à une caméra, en attente de ce film en train de se faire et maintenant là, projeté par lui, devant lui : face-à-face du projecteur et de sa propre image ou, pour une fois, l’objet n’est pas éclairé par son image, mais l’éclaire, et la même lampe restituant sa lumière à son image filmée" (idem).

De ces œuvres qui sont les siennes (et dont on n’a retenu ici que deux "échantillons" ), Alain Fleischer offre de nombreuses descriptions, avec une amoureuse précision dans les techniques employées qui semble on ne peut plus légitime. Il accorde une certaine importance à ses installations, et c’est son droit. Pour ma part, ce type d’ingénieux gadgets me semble surtout le fruit d’une impuissance fondamentale à faire du cinéma. Surtout, quel intérêt y a-t-il pour le lecteur à les voir ainsi disséquer, près de trente ans après leur discrète apparition ? Comme s’il y avait urgence pour l’auteur à parler de son travail (mais aussi de ses liens avec quelques figures du monde de la culture étatique, Dominique Païni ou Jean Nouvel par exemple) pour le cas où personne ne ressentirait la nécessité de s’en charger. Quant à faire passer un commentaire destiné à un film sur le seul support papier, à nouveau, la démarche a sa légitimité, et je dois dire que je tiens le texte d’In girum imus nocte et consumimur igni de Guy Debord, fût-il séparé des images qu'il accompagnait à l’origine, pour l’un des textes les plus importants de la littérature française de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais, là encore, un texte comme "Du côté de Vitebsk"   , s’il n’est nullement infâmant, ne frappe pas par une beauté particulière qui mériterait qu’on le donne à lire, séparé des images qu’il accompagnait à l’origine. Dans ce récit de voyage qui joue de l’évocation de Chagall et de la ville où il fit ses gammes, on reste très en deçà de ce que propose par exemple Malaparte dans Kaputt, lorsqu’il raconte le terrible pogrom qui frappe la ville de Jassy en 1941, en une suite de visions tour à tour dantesques et chagalliennes. D’une manière générale, les textes qui terminent le volume, consacrés à la ville et à ses passants, sont assez bons, mais sans génie. On y sent du métier, du talent même, mais rien de brûlant qui vous bouleverse, ou qui transforme le visible autour de vous.

 

Je me souviens de cette belle réflexion d’Elio Vittorini, dans son Journal en public :

"Certes, il y a deux façons de distinguer les écrivains, deux multipliées à l’infini à partir de la distinction que l’on établit entre bons et mauvais.
'Moi' j’établis entre eux la distinction suivante. Ceux qui, en les lisant, me font penser : 'Voilà, c’est tout à fait vrai' et me donnent la confirmation de la manière dont je sais qu’en général cela se passe dans la vie.
Et ceux qui me font penser 'Pardieu, je n’avais jamais supposé qu’il pût en être ainsi', et par là me révèlent un nouveau, particulier 'comment cela-se-passe' dans la vie."

Il resterait à ajouter un troisième cas, sans doute le plus répandu : ces écrivains qu’on lit en pensant : "certes, mais… et alors ?" Hé bien, c’est cela que peut ressentir le lecteur des Laboratoires du temps.

Achevant cette recension, par honnêteté et plus encore tourmenté par le sentiment que j’ai pu me tromper, je cherche à lire ce qu’on a écrit ici ou là sur Les Laboratoires du temps. Sur le site de Galaade, je tombe sur des citations logiquement élogieuses, tirées d’articles parus dans des revues toutes plus prestigieuses et informées les unes que les autres : dans les Cahiers du cinéma, on évoque "une ubiquité proprement panique qui fait la force de ce recueil édité avec une invention graphique admirable" ; de leur côté, les Inrockuptibles parlent d’un "passionnant volume". Soit. Je ne demande qu’à être contredit, car autant de personnes de valeur ne sauraient s’être ainsi trompées, en masse. Simplement, j’aimerais qu’on m’explique