La prescience de l’apocalypse qu’apportent les théories de Clausewitz doit, selon Girard, nous inciter à trouver les moyens de résister à notre propre violence.

Depuis son premier livre Mensonge romantique et vérité romanesque, publié en 1961, René Girard défend l’idée que le désir est mimétique : il n’y a de désir pour un objet que par la médiation d’un tiers qui désire le même objet. Ses livres se sont tous intéressés aux conséquences de cette intuition. Si je désire ce qu’un autre désire, alors nous sommes rivaux, car le véritable objet du désir, c’est l’autre, en tant que je jalouse son désir. La violence est donc au cœur des sociétés humaines. Cette violence risquerait de les détruire, mais elle est écartée par le mécanisme du bouc émissaire. Un homme est mis à mort. C’est l’unanimité contre lui. Ainsi la violence révèle la communauté à elle-même. Quand elle est libérée, au lieu de détruire la communauté, elle contribue à sa préservation. Ce sacrifice, tellement bénéfique, devient sacré. La religion apparaît pour protéger le fragile édifice d’une violence devenue bénéfique.

Ces idées, René Girard les a appliquées à différents domaines, en tant qu’anthropologue, critique, philosophe ou spécialiste du fait religieux. Elles sont par ailleurs sans cesse redécouvertes. La psychologie sociale ou les sciences cognitives les confirment souvent. Plus effrayant, le monde moderne semble ne plus contenir sa violence primitive.

Dans son dernier livre, René Girard s’entretient avec Benoît Chantre de Clausewitz, officier prussien, contemporain de Napoléon, admiré de tout état-major, auteur du traité De la guerre. C’est l’occasion pour lui d’appliquer ses théories à l’histoire récente du monde.


Le désir mimétique et la guerre moderne

Avec Clausewitz, au temps des guerres napoléoniennes, prélude de deux siècles de violence déchaînée qui conduiront l’Europe au bord de l’épuisement, naît une pensée radicalement non religieuse de la guerre. Non religieuse et non culturelle : l’époque est à la mobilisation des masses, au militarisme, à la montée aux extrêmes, à l’abolition de la guerre en dentelle. Clausewitz entérinerait la fin du religieux, il serait le premier moderne, un dieu laïc de la guerre.

Or René Girard propose une lecture religieuse de Clausewitz. Il s’appuie pour cela sur les grands romantiques allemands, à commencer par Hegel et Hölderlin, jusqu’à Nietzsche et Heidegger, qui pensent  la catastrophe de la mort possible de Dieu, et sont par là profondément attachés au religieux comme à la dernière chose qui pourrait nous sauver. René Girard entend montrer que Clausewitz les anticipe tous, et va plus loin qu’eux, paradoxalement parce qu’il est plus réaliste. Lui n’implore pas le retour des dieux, mais entrevoit, dans l’histoire, et de la façon la plus concrète qui soit, la réalisation du phénomène religieux par excellence : l’apocalypse.

Le principal concept de Clausewitz, pour René Girard, est celui de "montée aux extrêmes" : dans la guerre, pensée comme un duel, chacun des protagonistes veut détruire l’autre, par tous les moyens. Ce "concept qui ne lui fait pas assez peur et dont il aide à penser les modalités" rappelle à René Girard celui de "désir mimétique".

Tout conflit mimétique porte en germe la destruction de toute l’humanité. À cet égard, les guerres classiques, malgré leur violence, écartaient ce danger, en mettant en place des différences qui retardaient les effets de cette violence exponentielle. Par exemple, l’idée qu’il y a un attaquant et un défenseur. Mais Clausewitz montre que cette différence est illusoire, en défendant l’idée que c’est le défenseur et non l’attaquant qui veut la guerre, car c’est précisément lui qui s’oppose à la volonté de l’autre.

Dans la guerre concrète, ces deux positions sont en fait indifférenciées, ou alternent sans cesse. C’est le cas de la guerre de partisans, où les positions s’échangent en permanence. Pour René Girard, Clausewitz n’est pas loin de décrire un conflit mimétique généralisé. Une guerre de tous contre tous, sans que les positions de chacun préexistent au conflit, dont les acteurs sont pris dans une violence irrésistible. Plus troublant, il s’agira alors d’un conflit mimétique en plein monde moderne.


Le christianisme et la violence

René Girard rattache ce dévoilement des mécanismes de la violence au christianisme. Le christianisme a été la première religion à rendre explicite le sacrifice sur lequel elle se fonde. Le Christ était explicitement innocent. De plus le sacrifice n’avait plus lieu dans un cadre mythique, il devenait inexplicable. Il n’y avait pas eu à faire croire que la victime était un ennemi pour la sacrifier, mais on l’a sacrifiée parce qu’elle était innocente. Mais alors, si le mal n’est plus symbolisé dans la victime, il doit être dans la société qui le sacrifie. Pour René Girard, le christianisme est cette religion qui offre à l’homme la connaissance de sa nature réelle en lui révélant sa violence.

Le pari du christianisme est le suivant : "Le Christ est venu révéler que son royaume n’était pas de ce monde, mais que les hommes, une fois qu’ils auraient compris les mécanismes de leur propre violence, pourraient avoir une intuition juste de cet au-delà. Nous pouvons tous participer à la divinité du Christ, à condition de renoncer à notre violence." Mais René Girard ajoute aussitôt : "Nous savons maintenant, en partie grâce à Clausewitz, que les hommes n’y renonceront pas."  La violence est seulement repassée du mythe à la réalité. Les guerres les plus meurtrières ont ainsi eu pour cadre l’Europe chrétienne.


La prescience de l’apocalypse

La victoire de Clausewitz est pourtant un phénomène religieux. René Girard remarque en effet que les Évangiles sont suivis de l’annonce de l’échec de la religion chrétienne. "Cette prescience s’appelle l’apocalypse." Il faut lire l’histoire de l’Europe comme l’échec annoncé du christianisme. Ce qui devait rester caché pour assurer la survie des sociétés humaines a été dévoilé depuis très longtemps, bien avant Clausewitz. Mais Clausewitz annonce néanmoins quelque chose de nouveau, de l’ordre d’une accélération de l’histoire. L’apocalypse est devenu un phénomène concret et historique qui a peut-être commencé en Europe il y a deux cents ans.

Mais tant que l’apocalypse existe à l’état de prescience, le pire n’est pas encore certain. L’homme, parce qu’il sait de plus en plus qu’il peut disparaître, doit pouvoir trouver dans cette connaissance la force de résister à sa propre violence. "Nous sommes la première société qui sache qu’elle peut se détruire de façon absolue. Il nous manque la croyance qui pourrait étayer ce savoir." Jean-Pierre Dupuy a parlé, à ce propos, d’un "catastrophisme éclairé".

L’apocalypse ne doit pas faire l’objet d’une prophétie. Il doit être comme un mur en face de nous. Un horizon concret.