Une courte étude qui explore et interroge, avec passion et subtilité, la vie et l’œuvre d’un écrivain rebelle.

Une biographie, pour être précise et nuancée, doit-elle obligatoirement s’étendre sur plusieurs centaines de pages ? Et une longue vie exige-t-elle toujours une longue biographie ? À ces deux questions, François Taillandier, auteur de plusieurs biographies d’écrivain, nous donne un début de réponse. En une centaine de pages, il dresse un portrait de l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly, de son parcours intellectuel et de l’œuvre qui en découla. À l’heure où l’on fête le bicentenaire de la naissance de celui que l’on surnommait le "Connétable des lettres" (1808-1889), cette courte étude offre une lecture heureuse et personnelle d’un écrivain au tempérament passionné et rebelle à toutes les idées imposées par la modernité.

Contre le lent poison d’un cours de physique à périr d’ennui, quel meilleur remède que le sulfureux récit d’un ensorcellement ? C’est par un souvenir d’adolescent que commence l’essai de François Taillandier. Le récit d’une lecture marquante et un peu subversive, celle de L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, à quinze ans, en classe de seconde. Et 40 ans plus tard, si les détails du conte ont disparu, le souvenir est toujours là. Car il faut reconnaître que l’on n’est jamais déçu par les histoires de Barbey d’Aurevilly. Elles plaisent ou choquent mais jamais n’indiffèrent. On en sort toujours avec l’excitation des passions aperçues dans la serrure d’une porte et la gêne d’un inachèvement, la frustration de n’avoir pas tout saisi. L’élève Taillandier l’a bien compris : "Cela m’impressionna fortement. Il n’est pas si fréquent qu’une œuvre romanesque nous laisse ainsi délibérément devant l’énigme, et tire précisément toute sa réussite de cette incomplétude."

Partant de son expérience personnelle, François Taillandier nous mène au cœur de son sujet. Dresser le portrait d’un écrivain à contre-courant des idées de son siècle, d’un homme qui résiste : un "réfractaire". L’auteur résume ainsi cette notion : "D’instinct, le réfractaire s’éloigne de ce qui prédomine. Ce n’est pas telle ou telle idée qui l’horripile : c’est le fait qu’elle soit reçue sans plus être examinée." Et plus loin : "Il se refuse en tout cas aux génuflexions d’usage, aux lieux communs du temps, convaincu que partout et en toute occasion, ce à quoi la majorité adhère aisément devient ipso facto une imbécillité ou un mensonge. Il s’arrange immanquablement pour se placer où c’est intenable, où personne ne le comprendra ni ne le suivra, où les malentendus s’accumuleront, et les coups lui pleuvront sur la tête…"



Mais alors à quoi s’oppose Barbey d’Aurevilly ? À la bourgeoisie d’abord, qui après la Révolution a pris le pouvoir et provoqué la chute de l’aristocratie ; à l’idéologie du progrès ensuite, devenue la pensée dominante entraînant les hommes dans un vain optimisme et les berçant de faux espoirs ; au déclin de la spiritualité enfin, éloignant définitivement de la vérité. Et c’est dans un recueil de quatre articles (consacrés à Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Chateaubriand et Lamennais), Les Prophètes du passé, qu’il expose ses thèses, ou plutôt ses haines. En effet, si pendant la première moitié de sa vie Barbey d’Aurevilly a été démocrate et républicain, il se convertit brutalement au catholicisme le plus ultra (vers 1846) et devient l’avocat intransigeant d’une société monarchiste et chrétienne. Il vitupère et enrage contre toutes les formes de progressisme dont le seul objectif est l’enrichissement et la consommation. Il assume par ailleurs parfaitement son outrance : "Je suis un Torquemada qui se soucie bien des indulgences modernes pour les apostasies !" écrit-il à son ami le libraire Trébutien. Son ressentiment se concentre sur Luther et les philosophes des Lumières, propagateurs d’une idéologie qui engendra la Révolution et le développement d’une société rationaliste et bourgeoise. Il y oppose avec force ses propres idéologies : "monarchie de droit divin, infaillibilité du pape, vérité absolue et exclusive du catholicisme".

Et les œuvres littéraires au milieu de tout ça ? Réactionnaires, elles-aussi ? Au service des sacristies ? Évidemment non. Car à l’heure où sont publiés Les Prophètes du passé, Barbey d’Aurevilly écrit son roman Une Vieille Maîtresse. Une histoire de volupté, de vices et de fureurs charnelles où se mêlent une grand-mère indigne, une jeune fille pas vraiment innocente, un dandy débauché et une gourgandine scandaleuse. Bref, un bréviaire de toutes les immoralités. "Il a talent d’enragé mais je ne veux pas qu’il f… le feu dans ma boutique !" s’écrit François Buloz, fondateur de la Revue des Deux Mondes, quand on lui suggère de faire paraître "Le Dessous de cartes d’une partie de whist", une des nouvelles qui appartiendra à l’ensemble constitué par les Diaboliques. La littérature de Barbey d’Aurevilly sent effectivement le souffre et effraye les esprits les plus avertis. "Sûr du pouvoir de ses contes, l’auteur des Diaboliques ne moralise guère ni ne donne de vérité à connaître : il tient son lecteur par où il pèche, par où il jouit."   Il n’est pas inféodé à une doctrine ou à un parti. Il veut explorer l’âme humaine dans ses aspects les plus sombres. Il fascine par ce déséquilibre qu’il se refuse à expliquer. Et c’est le talent de François Taillandier que de nous faire partager son trouble et son plaisir devant un écrivain capable d’affirmer à la fois "J’écris à la lueur de deux vérités éternelles, la monarchie et la religion" et "Je suis destiné à faire de la littérature inacceptable". La force des œuvres de Barbey d’Aurevilly naît donc de la liberté qu’elles tirent des contradictions assumées par son auteur.



Dans ce court et excellent essai, François Taillandier parvient à approcher de très près la vérité d’un des écrivains les plus fascinants du XIXe siècle, un "possédé" comme il le décrit lui-même. Jules Barbey d’Aurevilly a été un dandy flamboyant, un réactionnaire intransigeant, un polémiste ironique et un romancier sulfureux. Véritable personnage protéiforme, il a été le prédicateur du catholicisme le plus dogmatique et l’auteur de créatures déréglées et immorales. Il a assumé ses ambivalences dans l’outrance et l’excès, construisant sa vie et son œuvre en négatif, presque toujours contre. Et c’est sur cette tension interne que François Taillandier conclut son ouvrage : "Sans cesse, son œuvre oscille entre les deux impératifs, le dévoilement et le souvenir pieux – ce que les morts, ses morts, lui demandent de transmettre : l’identité affirmée, la morale convenue, la version admissible et ne varietur de ce qui ne doit plus jamais être objet d’interrogation. Le dévoilement : la vérité quand même, fût-elle effrayante ou dérisoire."