Comment, malgré les dispositifs juridiques qui la prohibent, la torture a-t-elle pu être pratiquée et même légitimée ?

L’ouvrage de Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable s’ouvre sur un constat : malgré les définitions légales de la torture édictées par la Convention de Genève et la Convention du 10 Décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, certains États en donnent des définitions restrictives pour mettre en place des systèmes juridiques dits "exceptionnels" qui permettent d'y avoir recours.

En d’autres termes, les États démocratiques mettent en place des justifications de la torture, au niveau politique et juridique, ce en jouant avec la peur des individus pour en proposer également une justification sur le plan moral.

L’ouvrage de Michel Terestchenko cherche à déconstruire les mécanismes de légitimation de la torture produits suite aux attaques du 11 septembre. Selon lui, la torture ne saurait être justifiée, car elle est "politiquement [ruineuse], légalement condamnable, et moralement inacceptable"   .

Au carrefour du politique, du droit et de la morale, Du bon usage de la torture interroge les mécanismes de légitimation de la torture dans leurs rapports aux principes démocratiques des États qui reposent sur le contrôle public des autorités et sur le respect inconditionnel des droits de l’homme.


Faut-il porter crédit aux "situations d'exception" ?


Michel Terestchenko étudie principalement deux justifications réalistes, ou prétendument telles, s’appuyant sur la notion de situation d’exception. Leur stratégie s'appuie sur une logique utilitariste, qui permet de ne pas présenter la torture comme un acte cruel, ou comme une forme de sadisme, mais comme une décision rationnelle issue d’un calcul en vue de l'intérêt du plus grand nombre. Ces justifications forment une "idéologie libérale de la torture"   qui la présente comme un "mal nécessaire" et un choix désespéré au regard des circonstances.

Lorsque la torture se présente comme un recours moralement justifiable dans le calcul du moindre mal, deux approches libérales sont proposées : celle de Michael Walzer, pour lequel le principe de responsabilité individuelle doit prévaloir lorsqu’un individu transgresse les limites imposées par le droit, et l’approche d’Alan Dershowitz, selon lequel la torture doit être une pratique transparente et régulée par la délivrance de mandats judiciaires pour permettre un contrôle et éviter ainsi les dérives criminelles.

À ces deux systèmes de justification, Michel Terestchenko oppose la difficulté qu'il y a à  présenter la torture comme étant un mal nécessaire, et donc, par extension, comme un bien. En effet, les arguments des deux systèmes de justification présentés soulèvent des difficultés. Dans la perspective de Michael Walzer, la difficulté consiste à déterminer à qui incombe finalement la responsabilité de la torture lorsque celle-ci est une torture d’État (à l’exécutant, celui qui donne les ordres, celui qui détermine la nécessité de la torture) ? Quant à la perspective d’Alan Dershowitz, en conférant au juge le pouvoir de statuer légalement sur l’utilisation de la torture, elle fait entrer en ligne de compte un facteur politique, ce qui implique que la loi se soumette à la pratique de l’État alors qu'elle est censée la réguler.




Une critique conceptuelle et empirique


La critique de Michel Terestchenko est double. Elle repose à la fois sur un argument théorique "en droit" des difficultés conceptuelles que les justifications de la torture telles qu’elles sont proposées par les réalistes pragmatiques posent, mais aussi sur un argument empirique, selon lequel la torture est inefficace.

La torture ne peut être justifiée à partir de cas particuliers hypothétiques, puisque dans les faits, ces situations hypothétiques ne se produisent pas : si, suivant le paradigme de la "bombe à retardement", on cherche à présenter la torture comme la seule solution possible pour obtenir des renseignements dans un laps de temps très limité, elle s'avère en fait inopérante, dans la mesure où la violence physique ou psychique rompt toute possibilité de communication. Les informations données sous la torture sont soit délibérément fausses, soit vont dans le sens de ce que le tortionnaire souhaite obtenir. Quoiqu’il en soit, la nécessité de vérifier la crédibilité des informations données implique un facteur temps trop important pour que la torture soit efficace.


La portée symbolique de la torture et ses conséquences sur l’idéal démocratique


Selon Michel Terestchenko, si l’inefficacité de la torture en matière d’obtention de renseignements ne suffit pas à l'abolir, c’est parce que la réelle portée de celle-ci est symbolique : elle permet de répandre la terreur et de manifester ainsi une absolue détermination dans la lutte contre le terrorisme. Elle apparaît donc comme le miroir du terrorisme au sein des politiques d’État qui la tolèrent, voire l’encouragent.

Les processus de justifications de la torture proposés sont inacceptables parce qu’ils subvertissent la distinction radicale du point de vue moral entre ce qui est et ce qui doit être, et qu’ils occultent la nature véritable de la torture, à savoir une atteinte à la dignité humaine et une forme de déshumanisation d’autrui.

Du point de vue politique, ces processus de justification conduisent inéluctablement à une institutionnalisation de la torture sur le plan légal, ce qui revient à nier l’un des fondements de l’idéal démocratique, à savoir, le respect des droits de l’homme. La justification d'un recours exceptionnel à la torture apparaît comme une contradiction performative dans la mesure où elle revient à accepter qu'un homme soit soumis à la torture au motif que celui-ci rejetterait l’ordre juridique et les lois de la guerre, et que, se faisant, il ne pourrait jouir des mêmes droits que les autres individus. Dès lors, soit la torture est juridiquement acceptée, auquel cas la victime de torture dépend du pacte civil mais sans pour autant pouvoir prétendre avoir droit à un jugement, ce qui nie les fondements démocratiques de l’État ; soit la torture est juridiquement inacceptable, auquel cas elle apparaît comme un retour à la loi du Talion et nie l’État de droit.



L’impératif catégorique kantien et l’injustifiable de la torture


À la lecture de l’ouvrage de Michel Terestchenko, il apparaît donc que la seule attitude possible face à la torture soit un refus catégorique et universel de celle-ci. En effet, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l'injustifiable souligne les difficultés théoriques posées par les justifications conceptuelles utilitaristes, démonte les fallacieuses fictions hypothétiques de la bombe à retardement et prouve l’inefficacité pratique de la torture pour l'obtention de renseignements. Son étude manifeste les problématiques juridiques et morales que soulèvent non seulement l’usage de la torture, mais surtout les justifications de celle-ci et leurs atteintes au modèle politique de la démocratie.

Le caractère injustifiable de la torture conduit Michel Terestchenko à envisager les questions relatives à la torture selon l’angle d’un jugement normatif. Il semble donc se positionner en faveur d’un impératif catégorique a priori, de type kantien et pose par là même un primat de la morale sur l’éthique, c’est-à-dire, un primat de la norme sur l'adaptation aux circonstances.

Cependant, la priorité de Michel Terestchenko n'est pas de proposer un surplomb moral des justifications de la torture, mais d'étudier sérieusement ces processus pour mieux les déconstruire.

Peut-être serait-il possible, pour poursuivre la réflexion engagée, d’interroger le lien étroit que l’auteur Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable établit entre droit et morale, lorsque celui-ci n’est pas envisagé sous l’angle de l’injustifiable et d’interroger davantage le rapport entre le rôle de la critique et les processus de justification