Un petit ouvrage qui montre combien le travail de Durkheim demeure fondamental.

Les "classiques" des sciences sociales hantent les mémoires. On n’en finit pas de s’y appesantir, comme une sorte de retour à un point d’origine disciplinaire aussi fuyant qu’il s’impose pourtant sans condition à la conscience de leurs successeurs. Avec d’autres prétendants au statut de "fondateur", Émile Durkheim rôde encore. Pas un manuel ni une histoire de la sociologie qui ne fassent l’économie d’un développement sur l’un des héros de la période de constitution disciplinaire de la sociologie, vers la fin du 19e siècle. La bibliographie sur Durkheim est si abondante qu’à la simple considération du titre de l’ouvrage coordonné par Bernard Valade, Durkheim, l’institution de la sociologie, on peut d’abord s’avouer perplexe. Sur la fondation de la sociologie durkheimienne (et plus encore de la sociologie tout court), resterait-il seulement des choses nouvelles à écrire ? C’est que cette œuvre immense a fait l’objet d’innombrables études, des commentateurs lui ont dédié leur carrière, une revue s’y consacre même (Durkheimian Studies). Ce Durkheim investit donc un champ archi-encombré. Plutôt court (171 pages), cumulant six études dispersées sur le plan thématique, le livre ne révolutionne certes pas l’histoire de la pensée sociologique – là n’est pas l’ambition affichée de toute façon –, mais il apporte, à l’occasion des cent-cinquante ans de la naissance de l’auteur des Règles de la méthode sociologique, des éléments susceptibles d’intéresser les spécialistes de l’histoire de la sociologie. Les essais s’appliquent à montrer que le travail de Durkheim n’est pas un monolithe épistémique obsédé par des principes rigides, mais bien plutôt un ensemble traversé par des inflexions méthodologiques, des revirements conceptuels stratégiques, quelques inconséquences théoriques, des obscurités même. Donner à voir la complexité de la pensée durkheimienne constitue l’intérêt premier de l’ouvrage ; c’est au moins une justification éditoriale et scientifique recevable.

Dans le premier chapitre, Marcel Fournier livre une courte note sur la carrière de Durkheim. Elle reprend en quelques paragraphes le travail biographique monumental, passionnant et quasi définitif de Fournier, publié récemment chez Fayard   . Ce digest a pour mérite de clarifier des points souvent mal compris de la trajectoire de Durkheim, notamment son rapport au judaïsme ou son engagement dans la vie publique. Évitant toute sacralisation, Fournier présente un travailleur acharné, animateur d’une "équipe" intellectuelle (symbolisée par L’Année sociologique), propagandiste persévérant de la science sociale. Il montre aussi que Durkheim est un pur produit de la Troisième République. Bernard Valade, pour sa part, revient sur un sujet classique : la définition d’un "domaine scientifique" pour la sociologie. C’est un contrepoint épistémologique utile à l’article de Fournier. La revue de la littérature secondaire permet de faire le point sur l’historiographie durkheimienne. Avec érudition, Valade ajoute quelques éléments nouveaux sur la prétention scientifique de Durkheim, ou du moins rétablit des choses oubliées.


 
La comparaison des pensées est un exercice délicat qui peut mener à des interprétations farfelues, lorsque les écarts intellectuels sont trop grands et les ambitions épistémologiques diamétralement opposées. Massimo Borlandi et Patrick Watier montrent néanmoins que cette perspective comparatiste se justifie pleinement lorsqu’elle est mise en œuvre avec finesse. Borlandi s’intéresse à l’usage que fait Durkheim de la "théorie" de l’homme moyen et plus généralement du raisonnement statistique d’Adolphe Quételet. C’est là une ressource de première importance pour expliquer sociologiquement la régularité des faits sociaux. Borlandi souligne cependant que Durkheim a lu très sélectivement Quételet, à la hâte même, et qu’il reproche au mathématicien une conception individualiste du monde social pourtant contredite par les textes. En sorte que la mésinterprétation de Quételet est un exemple de plus dans l’histoire des malentendus heuristiques en sciences sociales. Croisant les œuvres de Durkheim et de Georg Simmel, Watier doit quant à lui déployer une argumentation subtile, car celles-ci ont été souvent dressées l’une contre l’autre. Et les critiques de Durkheim sur ce qu’il concevait comme autant de travers de la sociologie de Simmel, semblent a priori justifier ce lieu commun ; par exemple, son intérêt pour ce qui touche au psychique. Or, insiste Watier, c’est justement sur ce dernier point que Durkheim et Simmel convergent. Sans s’être véritablement rencontrés, ils ont théorisé les mêmes phénomènes. Une même attention s’est portée sur les phénomènes de l’esprit, des réalités qui résistent alors à l’objectivation sociologique. Ne change en réalité que "le poids accordé au sociopsychique, à l’homme et à ses facultés"   . Le domaine de la psychologie est, on le sait (ou croit le savoir), une sorte d’interdit pour la sociologie durkheimienne. Le traitement chosifiant des faits sociaux qu’impose la méthode consignée dans Les règles frappe d’inanité toute explication par la psychologie. Mais Durkheim a simultanément essayé d’approcher ce qu’il appelait les phénomènes "socio-psychiques" ou "sociologiques-psychiques". La contraction des deux mots ne signifiait en rien une incohérence pour lui. Watier montre bien comment Durkheim n’est pas l’intransigeant pourfendeur de la psychologie que les manuels caricaturent si paresseusement. Sa position apparaît bien plus ambivalente, nuancée et changeante qu’on pouvait le penser. Comme Simmel, il part du phénomène assez mystérieux de l’association sui generis et de la spécificité du "social" pour informer sa sociologie.
 
L’histoire des rapports instaurés par les durkheimiens entre la sociologie et les autres sciences humaines et sociales est désormais bien documentée. On sait comment Durkheim s’est employé à dominer les champs connexes qui se constituaient ou se consolidaient au même moment. Francis Affergan verse de nouveaux dossiers dans les archives de l’impérialisme sociologique en explorant la compréhension durkheimienne de l’ethnologie.

Il n’est pas toujours tendre avec Durkheim, mais rétablit en passant des faits qui aident à comprendre les modalités de l’assujettissement sociologique de l’ethnologie. La façon dont l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse conçoit le rôle de l’ethnographie est déjà riche de stéréotypes et d’allants de soi épistémologiques : ainsi "l’ethnologue ne serait qu’un collecteur, voire un collectionneur, de faits, que seule la sociologie, détentrice légitime de la rationalité, aurait les moyens de trier en vertu de principes cohérents et pertinents.»   L’ethnologie est dans l’enfance, elle manque de maturité. En comparaison, la sociologie est l’étalon épistémique à l’aune duquel le reste des sciences est supposé s’en remettre. Il n’empêche que la discipline-matrice a besoin des disciplines régionales, ne serait-ce que pour s’approvisionner en faits "bruts". Aussi l’ethnographie est-elle limitée à la fonction de ressource documentaire : un corpus disciplinaire agi par un cerveau sociologique. Affergan ne se limite heureusement pas à un procès à charge contre le péché originel de la sociologie durkheimienne, à savoir son désir d’annexion épistémologique. Il montre également l’intérêt de l’analyse de la religion contenue notamment dans Les formes, sans masquer néanmoins les conséquences théoriques des prénotions de Durkheim à l’endroit des "sociétés primitives".

En conclusion de l’ouvrage, l’article de Raymond Boudon est décevant quoique attendu dans son contenu. Il est décevant parce que Boudon propose une recension du Cambridge Companion to Durkheim coordonné par Jeffrey Alexander (publié en 2005) qui n’apporte pas grand-chose à ce qu’on savait déjà de ses positions vis-à-vis de Durkheim. Rien de neuf depuis les lectures originales qu’il a consacrées au Suicide. Le sociologue prend prétexte du compte-rendu pour essaimer, une fois de plus, quelques généralités morales qui confinent par endroits à l’essayisme mondain et à l’idéologie que pourtant, s’autorisant d’un point de vue scientifique a-idéologique, il croit démasquer chez certains lecteurs "culturalistes" de Durkheim. Il reproche justement à un Durkheim un peu "maladroit" de s’être laissé duper par des termes obscurs et abstraits et d’avoir ainsi permis l’apparition de "boîtes noires" (par exemple selon lui, la socialisation) ; or, il se laisse séduire par des formulations para-sociologiques aussi confuses que non définies. En témoigne cette insistance à traquer la "mode" cognitive du moment (affective, émotionnelle, etc.), l’"air du temps", le "Zeitgeist sociologique", tristement "relativiste". Sous la plume d’un sociologue pour qui l’effort d’analyse conceptuelle est la mesure de la scientificité, l’usage incantatoire de termes vagues et d’étiquettes infâmantes surprend pour le moins.

Si, comme l’indique Boudon commentant la conception durkheimienne de l’expertise sociologique, "la meilleure façon pour le sociologue d’être utile à ses contemporains [est] de produire des connaissances solides", alors il ferait bien de revoir sa copie et, surtout, de changer de disque.
 
Ce petit opus collectif ne livre pas de révélations fracassantes ni ne bouleverse l’historiographie du durkheimisme. Travail commémoratif autant qu’œuvre de circonstance, il avance par touches successives des propositions dignes d’intérêt. On regrettera l’absence de définition de ce qu’instituer la sociologie peut signifier concrètement. Pourtant citée en sous-titre, la notion d’institution demeure un point aveugle dans le reccueil. Plutôt que d’en donner une définition précise, chaque contributeur en explore une dimension particulière, laissant hélas à plus tard le traitement et l’intégration théorique du problème. Mais peut-être est-ce aussi la vertu de l’ouvrage que d’inviter à explorer encore une œuvre si puissante qu’elle ne cesse pas de stimuler l’imagination sociologique