Un essai qui interroge de façon intéressante l'histoire européenne.
Peu de titres d’ouvrages comportent un point d’interrogation, celui-ci étant gardé pour le sous-titre, souvent explicatif d’un livre plus poétique ou littéraire. Jean-Frédéric Schaub, directeur d’études à l’EHESS et ancien directeur du Centre d’études portugaises, ne joue pas de cette coquetterie, intriguant d’entrée par une question quelque peu mystérieuse ou, pour le moins, malicieuse. Son titre n’est-il pas une invitation directe à prendre position, par oui, par non ou par peut-être ?
Il interroge d’emblée sur ce qui relève de l’évidence : l’Europe, le continent européen, a une histoire. À moins qu’il ne s’agisse de l’Europe politique qui possèderait une autre histoire, susceptible de recouper partiellement la première ? Dans ce dernier cas, le point d’interrogation porte-t-il sur le mot "histoire" ou bien sur le déterminant qui marquerait son unité ?
Certes, il y a malice et ceci relève d’un positionnement qui interroge les évidences et justifie de réaliser un pas de côté, de décentrer le regard et l’analyse. Étudier l’Europe dans une perspective historique, pour Jean-Frédéric Schaub, autorise le recours à différentes figures jusqu’ici considérées comme peu académiques, comme un héros de bande dessinée (Tintin), un film grand public (Gladiator de Ridley Scott) ou encore des personnages plus classiques, mais sous un nouvel angle (Diderot). Par-delà l’agrément de cheminer avec ces figures connues, cette démarche nous semble principalement révélatrice d’une volonté de l’auteur d’y recourir sous un nouvel angle, différent de celui par lequel nous avons pris l’habitude de les apprécier. Ainsi en est-il de Tintin, alors tout jeune reporter présentant une vision caricaturale de l’Afrique et son créateur, en 1941, présenté ici comme un auteur ayant recours à des "plaisanteries" antisémites ("l’infâme se réfugie dans le frivole").
Quant à Diderot, ce dernier y apparait pour avoir convié un médecin portugais à participer à l’aventure de l’Encyclopédie. Ce grand projet intellectuel n’est donc pas présenté ici comme l’œuvre phare des "Lumières" mais devient le prétexte d’une démonstration établissant l’existence d’un réseau entre intellectuels d’horizons géographiques et culturels différents. Au travers de ces relations d’amitié, Jean-Frédéric Schaub présente les drames qui tissent l’histoire de l’Europe. Il en souligne également les discontinuités qui font que dans un même espace, différentes visions du social, du politique ou du religieux – chacune héritière d’autre champ de représentations, temporelles ou géographiques – cohabitent, se combattent mais aussi discutent et s’influencent mutuellement.
Nous reconnaissons, dans cette vision de l’histoire, une parenté avec les réflexions de Michel Foucault sur le statut ambiguë des discontinuités, illustrées notamment par Daniel Milo dans son histoire du siècle , ou encore dans le travail de Georges Didi-Huberman, magistralement conduit à partir d’une fresque de Fra Angelico datant 1440 .
Le livre est structuré autour de plusieurs questions auxquelles répondent des convictions fortes. Qu’est-ce que cela change, en travaillant sur le passé, de recourir à l’échelle européenne plutôt qu'à l’échelle nationale, régionale ou locale ? Pour Jean-Frédéric Schaub, cela permet d’observer dans un même regard la vie commune des Europe latine et byzantine, visible au travers de la basilique de Venise tout autant que dans les étonnantes conquêtes et assimilations normandes en Sicile ou en Irlande, en Espagne et Syrie. Il s’agit de lire l’Europe, c’est-à-dire de réaliser un travail sur les représentations vraies et fausses invitant en permanence à une posture critique.
Fidèle à cette approche de la science historique telle que la résume Marc Bloch, "À la vérité, consciemment ou non, c’est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons, en dernière analyse, les éléments qui nous servent à reconstituer le passé (...)", cet essai ose les partis pris : très rapidement en effet est rappelé, au détour de quelques phrases et d’une anecdote, que l’auteur est un fils des "glorieuses" années soixante. Au fil de son récit, il réagit aussi à des événements politiques et/ou médiatiques récents comme le discours dit "de Dakar" tenu récemment par le président Nicolas Sarkozy ; les débats sur l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne ou encore la "vision positive" du colonialisme. Et c’est précisément parce que le récit est personnalisé, incarné, que le livre est à ce point riche de débats et de discussion.
C’est en effet grâce à l’identification de cette voix, celle de l’auteur, qu’un travail de décentrement est rendu possible et compréhensible. Si le livre recourt aux grandes figures européennes (Erasme, Goethe, Christophe Colomb…), il ne les cite que juste en passant, précisément parce qu’il s’appuie sur le domaine d’expertise d’un très bon connaisseur de la péninsule ibérique, et des grandes découvertes que l’on doit à l’Espagne et au Portugal. Ainsi rappelle-t-il que le "mouvement général d’expansion de la société franco-latine vers ses périphéries a profondément bouleversé les régions cibles, comme les régions de départ» . Sans masquer les crimes horribles qui les ont accompagnées, la découverte de l’empire Maya et celle de l’empire Aztèque possèdent une signification indéniable pour l’auteur : "L’esprit de conquête s’est accompagnée d’un apprentissage du doute et cet attelage a prouvé sa redoutable efficacité" . Car, plus précisément encore, "le face-à-face, bloc à bloc est une abstraction ou une caricature" . Toute victoire, qu’elle ait été commerciale ou militaire s’est en effet appuyée sur des négociations et accords.
Ces concepts font référence au projet qu’il mène à Oxford intitulé “European History as a World History. Towards a non eurocentric history of Europe”. L’histoire y apparait finalement comme un métissage, une discussion continue et c’est ce qui permet de conclure qu’ "il est vain de vouloir écrire l’histoire de l’Europe en la coupant du monde qui fut son environnement, puis la cible de son expansion. Il est tout aussi vain de croire qu’on restitue leur dignité perdue aux non-européens en bricolant une histoire du monde alternative, dans laquelle la place de l’Europe serait artificiellement diminuée".
Sous l’aspect d’une promenade érudite, ce travail d’une très grande élégance se révèle être finalement une invitation à percevoir l’histoire comme un sport de combat. Une anecdote portant sur Tintin et l’étoile mystérieuse devient ainsi un prétexte pour montrer comment une œuvre doit être étudiée dans ses repentirs et ses épreuves. Les références au cinéma permettent de réintroduire l’émotion dans l’analyse de l’histoire, et fait également état de la difficulté de travailler sur ce matériau qui veut se dispenser de tout effort de médiation. L’Europe a-t-elle une histoire ? offre une assise solide pour nourrir de nombreuses discussions, notamment sur le rapport que les historiens entretiennent aux sources, aux témoignages et aux récits tout comme sur le positionnement de l’historien et de son expertise dans les champs médiatique et judicaire. Ce n’est pas là le moindre de ses mérites
* À lire également sur nonfiction.fr :
- Jean-Frédéric Schaub, L'Europe a-t-elle une histoire ? (Albin Michel), par Christophe de Voogd.
Jean-Frédéric Schaub se lance à la recherche d'une histoire de l'Europe dans un ouvrage qui se perd néanmoins entre histoire et mémoire.