Un livre tout de disgressions, sur tout et sur rien, aux itinéraires multiples qui sont autant de surprises. Un art de lire autant que de vivre !

Si "les raisons d’écrire un livre sont toujours moins nombreuses que celles qu’on aurait de s’en abstenir", pour la lecture c’est l’inverse : les raisons de lire un livre sont toujours plus nombreuses que celles qu’on avancerait pour s’en abstenir. Tel est le cas pour un livre comme Promenades sous la lune de Maxime Cohen, publié chez Grasset.


Une "conversation universelle"

Tentons une description de l’ouvrage : des chapitres plus ou moins longs, autant d’essais individuels, traitent de thèmes variés, allant de la littérature à l’éloge du potage, en passant par une critique  "amusée" de Proust… À travers ces menues dissertations, l’auteur nous fait partager ses goûts, ses préférences, ses inquiétudes…

Le livre de Cohen se présente, selon le mot de Descartes, "comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés". L’auteur convoque par des citations abondantes les auteurs de sa bibliothèque, et c’est une chance d’être conviés à ces entretiens qui commencent par nous mettre l’eau à la bouche : en effet, les premiers chapitres traitent des "livres de gourmandise". À table par exemple, nous retrouvons Saint-Amant ; au menu : melon et fromage de cantal :

Gousset, escafignon, faguenas, cambouis,
Qui formez ce présent que mes yeux resjouis,
Sous l’aveu de mon nez, lorgnent comme un fromage
A qui la puanteur mesme doit rendre hommage,
Que vous avez d’appas ! que vostre odeur me plaist !
Et que de vostre goust, tout horrible qu’il est,
Je fay bien plus d’estat que d’une confiture
Où le fruit déguisé brave la pourriture !


L’une des particularités de cet essai est en effet de nous faire (re)découvrir des pages oubliées ou méconnues de la littérature : outre Saint-Amant, une page du Président de Brosses, l’Almanach des gourmands par Grimod de La Reynière ou encore, pour clore le livre, le conte d’un anonyme du dix-huitième siècle.

Au cours de cet entretien universel, il est question d’immortalité (engendrant cette question surprenante : "il serait curieux de savoir si les dieux, qui n’ont pas le tracas de mourir, rédigent aussi des livres"), du plaisir de "cultiver les lettres" par les effets complémentaires de la lecture et de l’écriture, de gourmandise donc ("la langue sert à la nourriture aussi bien qu’au langage"), de vins, de Venise, de la vieillesse, de la plus courte scène érotique de la littérature française, de l’amour des garçons…

Ce livre parle de tout et de rien – des petits riens de la vie qui mêlent ses plaisirs terrestres et spirituels : le résumer serait donc impossible, il n’est que digressions. 


Un regard sous la lune

La couverture bleu ciel des éditions Grasset convient parfaitement aux déambulations nocturnes que constitue ce livre. Maxime Cohen, lit-on en quatrième de couverture, est conservateur général des bibliothèques (– déformation professionnelle ? – l’auteur se plaît à rappeler que Rimbaud "devait beaucoup au fonds général de la bibliothèque de Charleville") et cultive un jardin de curé dans un petit village de Haute-Normandie (à propos des jardins, il consacre un chapitre sur "Cicéron et les jardins").


Livre-déambulation, livres multiples au sein d’un seul, l’auteur recommande plusieurs types de lecture dont la plus humble et désinvolte est de ne lire que les notes de bas de page (occupant parfois tout l’espace de celle-ci).     

Modestie de l’écrivain qui se prétend moins intéressant que ceux dont il parle : anti-Montaigne, Maxime Cohen ne cherche pas à se connaître à travers ses pages, plutôt à laisser voler les idées comme "des oiseaux migrateurs", à partager son érudition, méfiant "à l’égard des pensées affranchies de l’influence des livres".

Ce livre regorge de surprises, de chemins imprévus (souvent pris à contre-sens de la doxa). Il est un itinéraire, une carte qui invite le lecteur à poursuivre le voyage débuté par l’auteur : c’est un livre qui donne envie d’en lire d’autres, d’en relire, de continuer les pérégrinations savantes et jouissives de l’auteur.  

En outre, le style de ces "promenades" est précis, élégant et soutenu par un savoir sans l’ombre de pédantisme, toujours gourmand. C’est ce style, qui est aussi un regard sur le monde, un regard sous la lune, qui opère l’unité du livre : un regard exigeant "qui nous délasse en nous instruisant".

Les essais de Maxime Cohen sont un art de lire en même temps que de vivre : ils se feuillettent sans ordre établi, glanant au fil des pages une information piquante, une provocation, une émotion.  

Pourquoi un essai ? "De par son caractère sentimental, le roman entretient des liens bizarres et privilégiés avec les temps grammaticaux du passé, dont il est l’abus : l’essai en est le repos." Essai au présent qui navigue dans les eaux du passé, les Promenades de Maxime Cohen contiennent un chapitre "Contre les romans" s’achevant ainsi : "tout le monde en écrit, comme tout le monde écrivait des tragédies en 1780 : les authentiques écrivains doivent tout faire pour s’en abstenir." Péremptoire, orgueilleux ? Le regard de cet écrivain l’est incontestablement, ne manquant pas de faire réagir le lecteur – ce qui est bien la moindre des choses