La jeune sociologue québécoise analyse la place de la mort dans nos sociétés dites "postmodernes".
C’est au cœur d’une vaste farandole d’écrits et de pensées que Céline Lafontaine nous invite pour que chacun, au regard de ses propres réflexions sur la mort, puisse saisir ce qui se joue actuellement. La déconstruction biomédicale de la mort à laquelle nous assistons transforme celle-ci en un fait social "total". Elle est redéfinie, et cette redéfinition ne se fait pas seulement sur le plan biologique. La mort tend à ne plus être considérée comme une simple conséquence de la vieillesse, de la maladie ou de l’accident, mais comme un événement sur lequel, dans des proportions de plus en plus importantes, l’individu et la société peuvent agir et sont sommés de se positionner. Il s’agit d’une déconstruction de la mort qui perd son statut ontologique "au profit d’une démultiplication potentiellement infinie de ses causes" .
Alors qu’il est aujourd’hui question, en France, de prolonger la durée du travail jusqu’à 70 ans, on lit que la génération des "sexygénaires" serait la plus heureuse. Quel est donc le rapport à la mort et à la fin de vie ? Le livre de Céline Lafontaine est l’occasion non seulement de réviser les classiques (de Bacon à Foucault, dont la notion de biopouvoir est largement utilisée, en passant par Condorcet, Simmel, Elias, Arendt et bien d’autres), de découvrir des écrits plus récents et relevant de différents champs disciplinaires (Fagot-Largeault en épistémologie, Le Breton en anthropologie ou Paul Yonnet en sociologie, parmi, là encore, des dizaines d’autres) mais aussi de s’interroger sur ce qu’on nomme de façon un peu rapide (sinon abusive) la "société postmoderne", à laquelle le titre de l’ouvrage fait référence.
Et là, ce sont les sciences qui font irruption dans l’ouvrage. On pensera sans doute aux sciences biomédicales, aux conséquences des techniques chirurgicales de greffe permettant d’exploiter le corps du donneur, aux appareils qui permettent le maintien en vie, aux "techniques du soi" qui visent de facto à lutter contre la mort... mais l’aspect le plus original de la réflexion proposée est ailleurs, dans l’analyse de l’influence de la notion scientifique d’information. En effet, dans la lignée de son précédent livre, L’empire cybernétique (Seuil, 2004), l’auteure montre que la cybernétique, définie comme une théorie générale de la commande et de la régulation s’appliquant dans des disciplines très variées, a permis le développement impérialiste d’une biologie reposant sur la génétique moléculaire, selon laquelle nous serions essentiellement déterminés par nos gènes. "Occupant la place jadis réservée à l’âme dans le christianisme, les gènes sont perçus comme la source de l’immortalité terrestre, comme ce qui se réincarne une fois la vie corporelle achevée" .
Alors que la société des Lumières avait envisagé la perfectibilité de la vie par l’action collective, la société postmoderne place insidieusement la biologie au centre d’une vision individuelle du progrès. Accompagné d’un développement paroxystique de la marchandisation, largement appliqué au vivant, ce recentrage a des conséquences importantes sur le rapport à la mort dans nos sociétés occidentales consuméristes. On assiste par exemple à ce que Lafontaine qualifie de nouvelle forme de "dépolitisation", en référence aux travaux de Karin Knorr Cetina sur la biologisation de la société, marquée par le développement des discours sur les générations et non plus les classes sociales . Ce n’est pas un hasard si l’un des anciens promoteurs de la société de l’information, Joël de Rosnay, se fait aujourd’hui l’apôtre de la "bionomie", reposant sur l’idée d’une vie gérée selon des contrats d’entretiens passés au niveau individuel avec un groupe pharmaceutique et un assureur .
Dans cet ouvrage clairement structuré en six chapitres, contenant chacun sept ou huit sections (mais malheureusement pas d’index, ce qui est surprenant de la part d’une "grande maison d’édition" !), on trouvera essentiellement une présentation synthétique des différents courants, philosophiques (par exemple sur la question du suicide), sociologiques (mise en parallèle des débats sur la mort avec ceux qui concernent la procréation – reste à aborder ceux qui ont trait à la naissance), anthropologiques (nouveaux rites de passage) ou même scientifiques (cyborg p. 163, applications des nanotechnologies p. 169, cryogénie p. 175, techniques de regénération, de prolongation de la vie, etc.). Le défaut sans doute inhérent à ce type de présentation est le manque de recul dont on dispose, en tant que simple lecteur, pour saisir l’importance et la légitimité des travaux cités. On passe ainsi des élucubrations de la secte des Raëliens (selon lesquels on pourrait transmettre notre génome pour vaincre la mort) aux propos d’Axel Kahn sur les problèmes éthiques que pose la médecine régénératrice, puis à nouveau aux écrits d’un illuminé (par exemple d’un dénommé Ray Kurzweil de l’Immortality Institute, qui défend la vision d’un "corps humain 2.0" reposant sur l’utilisation du génie génétique et la "reconstruction complète du corps"), et ensuite à nouveau à des idées qui mériteraient d’être davantage analysées, comme celles de Sloterdijk sur le "parc humain" . Une conclusion plus fournie (ici seulement quatre pages) aurait sans doute permis à l’auteure de se positionner plus clairement dans cette forêt de référence, qui prend parfois des allures de jungle.
Toutefois, considérant les dimensions modestes de l’ouvrage (à peine plus de 200 pages de texte), le pari est tenu : inviter le lecteur à la réflexion sur les conséquences de la déconstruction biomédicale de la mort. Dans un ouvrage plus conséquent, sans doute plus "universitaire", on aurait apprécié des références politiques, juridiques et culturelles.
Sur le plan politique, il est par exemple étonnant de voir mentionné p. 116 les travaux d’Alexis Carrel, sans la moindre mise en perspective des desseins eugénistes qui animaient ce grand admirateur de la politique nazie . Encore récemment, en janvier 2000 à Lyon, ce n’était pas étonnant que Jean-Michel Dubernard ait fait l’éloge de Carrel après avoir réussi une première double greffe de mains… Par ailleurs, l’auteure ne s’attarde pas non plus sur le marché de la mort, avec les conséquences tragiques que l’on sait de la marchandisation (trafic d’organes, dépistages génétiques pour les compagnies d’assurances etc.). Les mots "capitalisme" et "scientisme" sont d’ailleurs curieusement absents.
Le sujet offrait également un passage intéressant vers l’éthique appliquée au droit, en partant des débats qui ont accompagné la genèse et l’application de la "Loi relative aux droits des malades et à la fin de vie" (loi n° 2005-370 du 22 mars 2005), dite Loi Leonetti. Dès son article 1er, la loi évoque la "prolongation artificielle de la vie", puis dans son article 5, "la dignité du mourant". Ne serait-ce pas là aussi un moyen d’aborder les fondements de la société "postmortelle" ?
Enfin, beaucoup de lecteurs pourront d’eux-mêmes établir les ponts vers la littérature ou le cinéma, qui sont tout à fait absents de l’ouvrage. Le mythe de Faust ou la légende du Golem, tout de même, pourraient mériter quelques pages, si une vingtaine sont dédiées aux cyborgs. Et un film comme Les Ailes du désir de Wien Wenders (1987) n’aurait-il pas en fin de compte plus à nous dire sur la nécessité d’accepter notre conception de mortels, que les propos fumeux des tenants de la cryogénie ?
Comme souvent pour un livre réussi ("stimulant" diraient nos amis anglo-saxons, mais de grâce, ne fâchons pas notre auteure québécoise !), les idées se bousculent au fur et à mesure que les pages se tournent, et l’exposé est on ne peut plus… vivant