Un catalogue intéressant qui reconsidère l'oeuvre de Poussin en centrant le propos sur la représentation de la nature.

Que nous vient-il aujourd’hui à l’esprit à l’évocation de Nicolas Poussin ? Les amateurs les plus avertis associeront sans doute le nom de Poussin au classicisme : ce peintre français, né près de Rouen en 1594, mais installé à Rome à partir de 1624 où il mourut en 1665, est en effet traditionnellement considéré comme un "peintre érudit" admirateur de l’Antiquité, un modèle pour les fondateurs de l’Académie de peinture et pour les partisans du retour à l’antique qui l’estimèrent à l’égal de Raphaël, comme un artiste qui ne représentait pas la nature telle qu’elle est, mais telle qu’elle doit être   L’exposition Poussin and Nature, présentée l’hiver dernier à Bilbao, puis au printemps à New York, au Metropolitan Museum, sous la direction de Pierre Rosenberg   prend le contre-pied de cette vision traditionnelle et s’intéresse, non à l’artiste "classique" mais au peintre de la nature.


Poussin, peintre classique ou peintre de la nature ?  

Ainsi, du peintre dont l’ambition était de représenter des scènes bibliques et mythologiques en s’inspirant des plus grands textes de la littérature, Ovide, Virgile, Plutarque, Le Tasse ou Montaigne, ne sont présentés dans ce catalogue que les "paysages", c’est-à-dire les œuvres où la nature occupe la plus grande part de la composition, puisque la figure humaine est toujours présente, quoique discrète, chez Poussin, qui n’a jamais peint de "paysages purs", à la différence de certains de ses contemporains, tel son beau-frère et ami Gaspard Dughet. Il ne s’agissait donc pas de consacrer une nouvelle rétrospective à Nicolas Poussin   mais de s’intéresser à un thème longtemps méconnu, la représentation de la nature chez Poussin, afin de jeter un regard nouveau sur l’œuvre d’un des plus grands peintres français. Le catalogue, dont la présentation matérielle est très agréable, répond parfaitement au parti pris de départ tout en faisant la synthèse des recherches les plus récentes sur Nicolas Poussin. Il s’avère ainsi être, non seulement une étude portant sur les paysages de Poussin, mais aussi une introduction à son œuvre toute entière et donne un aperçu des évolutions de l’historiographie concernant l’artiste.


Dans l’atelier d’un génie : la méthode et les thèmes de prédilection d’un peintre de paysage 

Un même thème, la Nature, relie les six articles qui précèdent le catalogue des paysages de Poussin, le catalogue, réalisé par Pierre Rosenberg, étant constitué des peintures comme des dessins de paysages. Il s’agit pour les auteurs respectifs   d’étudier la relation de Poussin à la peinture de paysage sous ses aspects les plus divers possibles. Le premier article est consacré à la fortune critique de Poussin, paysagiste.



La lecture du catalogue nous apprend par exemple que, si Poussin, aux XVIIe et XVIIIe siècles était avant tout admiré par les théoriciens et les critiques d’art, tels Giovanni Pietro Bellori ou André Félibien, pour sa connaissance de l’Antiquité, en revanche au tournant des XVIIIe et XIXe siècles un changement de goût se produisit et Poussin ne fut plus admiré pour ses scènes bibliques ou historiques, mais pour ses peintures d’orage et de déluge. Ce retournement est à mettre au crédit d’un critique d’art anglais, injustement oublié, mais qui occupa une place importante au début du XIXe siècle, William Hazlitt, auteur d’un ouvrage sur Poussin paru en 1821, qui réussit à faire de Poussin, non plus un peintre classique, mais un peintre du "sublime", plus conforme au goût de l’époque romantique.

Les articles suivants sont consacrés au contexte dans lequel Poussin composait ses paysages, à ses méthodes de travail, qui nous sont bien connues grâce à ses biographes contemporains   , ainsi qu’aux leitmotivs - tels le thème de la retraite ou celui du Déluge et de l’Orage - qui ponctuent la peinture de paysage de Poussin et qui amènent à s’interroger sur le sens caché de ces "paysages moralisés", c’est-à-dire, dotés d’un contenu symbolique et moral voire philosophique. Il faut également mentionner l’article consacré par Alain Mérot aux premières œuvres de Poussin, réalisées peu avant et peu après son arrivée à Rome. L’article montre comment le peintre s’est progressivement intéressé au genre du paysage et en a peu à peu maîtrisé la technique, bien avant que la nature, dans ses dernières œuvres, ne devienne le thème principal du tableau, prenant le pas sur la figure humaine.


La peinture de paysage de Poussin : Bacchanales, Paysages héroïques et poétiques

Les paysages de Poussin sont en effet traditionnellement divisés en deux groupes, ceux réalisées dans les années 1630, soit peu après l’installation à Rome, sur des thèmes inspirés de la peinture vénitienne, des Bacchanales et des poesie de Titien   et ceux réalisés à la fin de la vie du peintre, dans les années 1650-1660, universellement considérés comme des chefs d’œuvres du genre, dont les plus célèbres sont Le Paysage avec Diane et Orion   et Les Quatre Saisons, réalisés entre 1660 et 1664 pour le duc de Richelieu, que l’on a la chance de pouvoir facilement aller voir et revoir au musée du Louvre. Dans les œuvres ultimes de Poussin, la nature devient omniprésente, et le paysage, en harmonie avec l’histoire qui est racontée, se fait l’écho des passions ressenties par les personnages et que le peintre souhaite "introduire dans l’âme des regardants" comme il le déclare dans une lettre célèbre à son ami et mécène Paul Fréart de Chantelou, conformément à la "théorie des modes".   Le catalogue faisant suite aux six "essais" reprend cette distinction traditionnelle, et se présente en cinq sections, dont trois sont consacrées aux peintures   et deux aux dessins de Poussin ou attribués, parfois à tort, à ce dernier. Il convient de souligner l’intérêt de ces sections consacrées aux dessins de Poussin et de ses émules, généralement réalisés à la plume, à l’encre et au lavis et qu’il est rare de voir exposés.



Nicolas Poussin revu et corrigé

L’intérêt majeur de cette exposition, et du catalogue qui l’accompagne, était ainsi, on l’aura compris, de reconsidérer l’œuvre de Poussin, rien qu’en centrant le propos sur un aspect relativement peu exploré de cette œuvre, la représentation de la nature. La démarche est fructueuse en ce qu’elle amène à faire plusieurs découvertes et redécouvertes. Parmi celles qui méritent tout particulièrement d’être signalées, mentionnons l’histoire de la réception de Poussin. Il est en effet particulièrement intéressant de voir Poussin transformé en peintre romantique à la fin du XVIIIe siècle : Jean-Jacques Rousseau, pourtant peu favorable à la peinture, n’admirait-il pas, comme nous l’apprend un des auteurs du catalogue, L’Hiver : le Déluge de Poussin, qu’il considérait comme une œuvre qui exprimait "toute la souffrance de la nature"   ? À force de considérer Poussin comme le parangon du classicisme, les critiques et les historiens du XXe siècle eurent en effet trop tendance à oublier le peintre des passions humaines et des phénomènes naturels, et le catalogue de l’exposition Poussin and Nature vient remédier avec succès à cette négligence.

L’ouvrage est également très intéressant en ce qu’il laisse une grande place au contexte historique comme artistique. Il s’inscrit dans la lignée des travaux déjà effectués sur Poussin, tels ceux d’Anthony Blunt, un des premiers à avoir mis en lumière l’influence de la philosophie néo-stoïcienne sur la peinture de Poussin ou ceux de Tod Olson qui a récemment souligné la sympathie de Poussin à l’égard des Frondeurs en 1648. A la suite de tels travaux, le catalogue de l’exposition Poussin and Nature attire l’attention sur le cercle de mécènes de l’artiste,   , sur la méthode de Poussin, peintre de paysage, qui comme nous l’apprend son biographe Joachim Von Sandrart, appréhendait la Nature par le biais de promenades à travers la campagne romaine dont il dessinait sur le vif certains éléments du paysage avant de les réintégrer dans des compositions idéales – aussi appelées "paysages moralisés". En ce sens, on peut presque considérer Nicolas Poussin comme un précurseur du "Promeneur Solitaire" de Jean-Jacques Rousseau et de ses émules à l’époque du romantisme.

On ne peut donc que conseiller la lecture de cet ouvrage, érudit sans être rébarbatif, qui constitue une excellente introduction à l’univers de ce peintre réputé difficile. Le catalogue de l’exposition Poussin and Nature met au jour certains aspects inconnus d’un maître qui, au fil des pages et des somptueuses illustrations, se révèle être, non pas un austère représentant du classicisme, mais bien un artiste dont l’ambition fut de réconcilier par son art une Antiquité perdue et une Nature idéale