S'il est complet, juste, mesuré et explicatif, ce dictionnaire ne parvient pas à masquer le manque d'originalité de son intention.

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C'est à tous les efforts qu'il fait pour survivre qu'on juge la gravité de l'état du malade. Et mieux ils sont intentionnés, plus ils sont pathétiques. Particulièrement quand ils ne font que reconduire, avec un aveuglement sidérant, sourds aux évidences, les causes de la maladie avec les remèdes qu'on espère lui apporter.

Voilà donc le n-ième dictionnaire de ce genre, "freudien" celui-là, puisqu'il ne sera pas trop ambitieux, et ne prétendra pas à l'encyclopédisme psychanalytique. Il faut dire que le public croule sous l'offre, depuis le difficilement égalable Laplanche et Pontalis. Dans ma bibliothèque personnelle, j'en compte déjà une bonne dizaine, sans parler des lexiques plus spécialisés de la pensée d'Untel ou Untel, déjà traduits ou bien promis à ce glorieux destin. À chaque fois, c'est la même histoire : d'excellents connaisseurs, qui ont lu et relu dix ou vingt fois le corpus, se réunissent, pèsent l'urgence institutionnelle d'ajouter un lourd pavé de papier à la barricade que les psychanalystes dressent contre les assauts de l'indifférence ou de l'hostilité des temps, invoquent la nécessité épistémologique de rectifier les insuffisances ou les inepties de la concurrence (lisez : les autres groupes de psychanalystes, émargeant à une autre école), s'émerveillent des trouvailles inouïes qui les ont comblés en redéfinissant pour la dix ou vingtième fois le refoulement ou la bisexualité, calculent le périmètre de leur marché (de plus en plus les seuls étudiants en psychologie, pauvres vaches à lait des sociétés de psychanalyse   , plus une petite poignée de collègues), et la presse professionnelle, ou du moins celle qui vous est favorable, célèbre l'événement à parution.

Assez ! Car c'est trop de consensus, trop de prêt-à-penser benoîtement instillé, voire, plus sournoisement, trop de subtiles suggestions sur le "minimum" qu'on s'attend "désormais" à trouver dans les copies primées et autres mémoires qualifiants de fin d'études, trop de culte des Anciens et des Héros, trop de stérile clarté et de mises au point définitives, ou mieux, définitivement mortifères. La prudence des auteurs à l'égard des " "idéologies" psychanalytiques qui peuvent ici sous-tendre certaines prises de position" n'en est que plus comique. Car on nous rassure : "Nous n'en sommes pas indemnes, même si nous avons appris à nous en défier." Il n'y aura bientôt plus en France que les psychanalystes à croire que la conscience peut se libérer de ses illusions, pourvu qu'elle témoigne d'un assez haut degré de réflexivité critique.

Mais comme les aristotéliciens agonisants au XVIIe siècle, les psychanalystes pensent que si on les méprise, si on va voir tranquillement ailleurs quand il s'agit de sexe ou de psychisme (vers les gender studies ou les sciences cognitives), c'est parce qu'on ne les a pas compris, c'est parce que le public égaré par des polémistes de mauvaise foi ne dispose pas de l'outil qui lui permettrait enfin de voir de quoi il s'agit, et combien il devrait se sentir concerné. Ah, ce merveilleux "outil" qui nous manque !   Et tout comme les aristotéliciens dépossédés de leur magistère produisaient d'admirables lexiques et des sommes lumineuses, les psychanalystes, insensiblement, cèdent sur la foi dans la rationalité de leur entreprise, et glissent dans la rationalisation de leur foi.



Notez que le dictionnaire que dirige Claude Le Guen n'est pas mauvais en soi. Plutôt plus cohérent que ces patchworks insensés où l'érudition des détails (saviez-vous que Robert Desoille, l'immortel inventeur de la technique du "rêve éveillé" est né à Besançon ?   ) excuse sans doute la totale contradiction entre contributions successives sur des sujets voisins. Comme l'équipe chargée de la rédaction et de la coordination s'est réduite à cinq personnes, cet inconvénient nous est épargné. Plutôt moins haineux que d'autres, aussi, puisque pour une fois, la guerre des lacaniens et des anti-lacaniens a été prudemment mise entre parenthèses, par ce moyen admirable que les auteurs ne citent rigoureusement que Freud et une infime quantité de ses élèves directs. Pédagogique, c'est aussi vrai : on a l'impression de lire un cours de khâgne parfaitement structuré. Et de fait, la disposition typographique des articles, enchaînant méthodiquement une définition, une "mise en situation" historique, culturelle et linguistique de la notion, puis un parcours exhaustif des références-clés dans Freud, se concluant enfin sur les "questions et enjeux" (au cas où le lecteur n'aurait pas tout à fait compris quelles questions ne se posent pas, et quels enjeux sont précisément poussés sous le tapis), aboutit à lisser à un point tout bonnement sidérant un corpus conceptuel dont l'interprétation a déchaîné les passions pendant un bon siècle.

Ah, les passions ! Vous vous souvenez ?

Mais c'est plaider dans le désert. Car ce Dictionnaire freudien, si excellemment clos sur lui-même et sur l'accomplissement réussi de son projet ("proposer des réponses accessibles aux questions que se pose le lecteur"), est entièrement à l'abri de toute interrogation sur le genre de fourvoiement en quoi il consiste. Fugitivement, il se pose la question de son adresse, sinon de la sorte de transfert qui guide les efforts de ce genre. Car il s'arrête un moment sur le lecteur, "ce personnage mythique qui ne nous a pas quittés, et que nous interrogions régulièrement"   (on se demande bien comment, s'il est "mythique", à moins que ce ne soit pure et simple hallucination, un doux rêve empreint de nostalgie). Et pour clore le chapitre des souhaits, le plus touchant est toujours le dernier : "Nous aimerions qu'après avoir lu quelques réponses, qu'il s'en trouve satisfait ou non, il se pose de nouvelles questions, non seulement celles qui peuvent renvoyer à d'autres concepts et donc à d'autres entrées [le filet se referme : plus la proie gigote, plus elle se paralyse…], mais qu'il se questionne sur le questionnement de Freud lui-même, par lui-même."   Je suggère donc de mettre aussitôt en chantier un nouveau dictionnaire, fournissant des "réponses accessibles" aux questions qui pourraient naître à la lecture assurément interrogative des "réponses accessibles" du Dictionnaire freudien. Mais c'est moi qui rêve et qui hallucine. Car ce dictionnaire existe certainement déjà. Ou mieux, il a déjà été publié — devinez par qui, par la concurrence…



Nulle malignité dans ce propos, de la consternation. Que tant de têtes chenues, d'esprits rassis se soient réunis pendant "plus d'une quinzaine d'années"   , sans qu'à aucun moment ne les interpelle le sens symptomatique de cette dictionnarisation tous azimuts de Freud (et ailleurs de Lacan, de Winnicott, de Bion, de Melanie, Klein, de qui sais-je encore ?), que pas un ne se soit demandé si c'était bien là l'œuvre qu'on attend de psychanalystes, si c'était ce à quoi les destinait leur pratique, leurs cures individuelles, bref, si fournir, et par ordre alphabétique, des éclaircissements sur ce que Freud a semé pour remuer les Enfers, c'est effarant. Et notez le paradoxe : plus c'est réussi (et ce dictionnaire est réussi, les étudiants en psychologie vont y trouver leur compte, beaucoup n'auront plus besoin d'aller en cours écouter la même chose, leur professeur de freudisme, dûment qualifié par l'université, ne pourra guère faire mieux), eh bien, plus c'est grave.

Plus que jamais, on attend que les psychanalystes inventent quelque chose de neuf, et dans la forme et dans le ton, qu'ils arrêtent d'halluciner un destinataire mythique de leur message, et que, tout au contraire, ils prouvent que l'inventivité supposée à l'inconscient à longueur de colloques trouve le chemin pour piquer quelque chose, et par surprise, s'il vous plaît, chez ceux qui ne s'y attendent surtout pas, mais qui existent eux, fort réellement de l'autre côté de la barricade. Avec le travail si juste, si complet, si mesuré, si explicatif de Claude Le Guen, on est loin du compte

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.