Le premier livre post-11 septembre qui interroge le citoyen et l'histoire, plutôt que de faire dans le sensationnel de comptoir.

Depuis les années 1990, et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et les États membres de l’Union européenne ont multiplié les initiatives pour répondre aux menaces du "terrorisme islamiste" : durcissement des législations, renforcement de la coopération antiterroriste internationale, actions ouvertes ou clandestines violant souvent le droit international, etc. Côté littéraire, face à la profusion de textes sur les nouvelles figures de l’ennemi   , rares sont ceux qui traitent des politiques antiterroristes. Et ceux qui le font expliquent en général comment lutter contre la nébuleuse des "nouveaux réseaux de la terreur"   , mais n'analysent pas les politiques publiques existantes en la matière.

Aux antipodes du courant éditorial dominant, l'ouvrage collectif Au nom du 11 septembre (La Découverte) entend analyser (et dénoncer) les actions (et abus) des États en la matière. En effet, ces derniers bénéficient (et profitent) grandement des effets de sidération produits par des attentats spectaculaires et meurtriers, qui inhibent largement l’attention critique des citoyens face aux menaces que la plupart des initiatives antiterroristes font peser sur les démocraties. Coordonné par Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe (respectivement universitaires et journaliste), ce livre regroupe les écrits de plus d’une trentaine de spécialistes européens et de journalistes, tous experts dans leur domaine.

L'objectif est ambitieux : dénoncer et analyser, preuves à l’appui, les graves dérives et manipulations d’une lutte contre le terrorisme marquée au fer rouge par l’ampleur des attentats du World Trade Center. Or sans flagorner, Au nom du 11 septembre propose un ensemble sans équivalent d’informations et d’analyses qui montrent à quel point la lutte antiterroriste est devenue centrale dans la nouvelle géopolitique mondiale et la vie politique des États démocratiques. Pire : comment les acteurs en charge de cette lutte façonnent un monde d’opérations militaires, d’extension de la surveillance, de pratiques d’exception et de désinformation.

Et si les médias contestataires relayent grandement la sortie de cet ouvrage   , c'est qu'il permet de mesurer clairement le chemin parcouru par les démocraties occidentales pour limiter les libertés des uns au nom de la sécurité des autres. Un chemin aussi contestable au plan éthique et politique qu’en termes d’efficacité, puisqu’en clivant les sociétés, ces méthodes encouragent souvent la violence qu’elles prétendent combattre.


GWOT vs Droits de l'Homme

La première partie du livre dessine les tendances générales de l’antiterrorisme après le 11 septembre 2001. Privilégiant l’approche transnationale, elle met en perspective une série de faits généralement appréhendés de manière séparée, qu’il s’agisse des origines, des modalités et des pratiques de la guerre contre le terrorisme. Et cette guerre est à l'origine d'un nouveau concept : la GWOT ou "Global War On Terror", qui justifie tous les excès des États. Du développement continu de la surveillance à la marchandisation des données sur des opposants politiques... que l'on transforme en terroristes dans les fichiers internationaux pour s'assurer de la coopération des régimes autoritaires.

 

 

La mise en série de l’ensemble de ces éléments permet de mesurer le chemin parcouru par les démocraties occidentales, au nom du 11 septembre, dans la remise en cause des valeurs de respect de l’individu qui les fondent. Torture, détention illégale, violation du droit international, négation de la souveraineté... Nous assistons clairement au développement de pratiques "illibérales" des régimes politiques libéraux ; et les politiques antiterroristes contemporaines contribuent à refabriquer des sociétés clivées entre individus conformes et individus déviants. Quand les premiers continuent à bénéficier de la protection et des libertés démocratiques, les seconds sont soumis à des pratiques d’exception.

À cet égard, les témoignages de William Bourdon   et de Vivienne Jabri   sont édifiants : la torture est désormais devenue un objet de négociations. Des débats d'experts entre juristes internationaux, défenseurs des droits de l'homme et promoteurs de la torture, il ne ressort rien. Chacun agite sa souveraineté comme le droit de faire chez lui ce que bon lui semble, à l'instar d'Augusto Pinochet, Saddam Hussein et bien d'autres. L'époque n'est pourtant pas si lointaine, où les tortures et les enlèvements semblaient être l’apanage des dictatures latino-américaines ou africaines.

Aujourd'hui, les exactions sont rendues publiques par ceux-là même qui les commettent. Dans une stratégie cynique, les faucons américains pensent qu'afficher la torture permet d'affirmer le pouvoir : en atteignant publiquement le corps des victimes, on atteint le corps politique par la modification les cadres identitaires. De Guantánamo à Abou Ghraib, on met donc en scène l'humiliation et la douleur des prisonniers. On injurie leur corps, leur virilité, leur religion. La prédominance des abus sexuels manifeste clairement la volonté de propager l'idée du pouvoir de la femme occidentale dominant l'homme arabe abject. Cette double dimension raciale et sexuelle est une sinistre expression d'une vision orientaliste extrême, justifiée par son prétendu pouvoir dissuasif sur ceux qui sont à l'extérieur.

Las ! Ces "rites carnavalesques"   et les dominations symboliques qu'ils induisent ne font qu'attiser les braises de la haine. Piétiner la souveraineté et mutiler les corps encourage la violence plus qu'elle ne la prévient. Au nom du 11 septembre remet ainsi clairement en cause la thèse du scénario du pire, qui justifierait le recours à des pratiques interdites par les valeurs démocratiques incarnées dans les textes sur les droits fondamentaux. Loin d'être une nécessité pour la survie, ils mettent au contraire de l'huile sur le feu.


Big Brother is watching you

"Si la phase de la réponse guerrière de l’administration du président américain George W. Bush semble avoir perdu beaucoup de son crédit depuis 2006, malgré les menaces sur l’Iran, l’antiterrorisme musclé n’a pas disparu pour autant : il s’est désormais résolument axé sur la surveillance et la traçabilité des indésirables, tant en dehors qu’à l’intérieur."  

 

 

Les acteurs politiques populistes, les maniaques de la surveillance et les nostalgiques du Rideau de Fer s'inscrivent dans une logique simple, généralement soutenue par la plupart des services de renseignement et des compagnies privées. Selon eux, le futur peut être simulé à partir de la connaissance du passé et du présent. Il serait donc nécessaire de disposer d’informations sur tous les individus, afin de pouvoir dessiner des "profils à risque". C'est le début du fichage des citoyens comme moyen d'action, et sa conséquence est évidemment la stigmatisation. Le fils d'immigré qui s'est égaré dans sa jeunesse dans une mosquée fondamentaliste, l'étudiante idéaliste qui s'est un peu agitée sur les campus en réclamant l'auto-gestion, le jeune basque qui fréquente trop souvent des réunions sur l'identité régionale... Les raccourcis hâtifs et les excès de zèle sont nombreux, d'autant plus que l'on sous-traite de façon croissante ces missions à des sociétés privées, qui ne sont pas toutes étouffées par leur sens de l'éthique et leur amour des libertés fondamentales.

S'il ne faut pas sombrer dans la paranoïa en mettant tous les programmes de surveillance publique et de vigilance sociale dans le même sac, il convient d'être plus que méfiant. Par exemple, s'il est normal que le ministère de l'Intérieur s'intéresse de près aux groupuscules politiques et religieux, parfois sectaires, qu'en est-il de la légitimité de fichiers comme le Stic   ou Edvige   ?

L’acceptation des mesures de surveillance est problématique quand elle affecte les conditions mêmes de la vie démocratique. Si d'aucuns dénigrent les citoyens refusant de sacrifier des libertés individuelles dites "de confort" (chacun appréciera), le problème vient surtout de la création d'un climat de suspicion généralisée, menaçant la présomption d’innocence et la liberté d’opinion. Il est aisé de sacrifier les libertés des autres au nom de sa propre sécurité, mais l'ambiance délétère généralisée qui en découlerait serait la pelle creusant la tombe de la démocratie.


Apocalypse now : le business des experts médiatiques


La fin de l'ouvrage revient sur certains des usages politiques et médiatiques de l’antiterrorisme. Car la réalité de la violence de nombreux groupes clandestins n’est pas séparable des cadres d’interprétation dans lesquels elle est prise : un terroriste n’est terroriste que pour celui qui le condamne et aucun groupe clandestin ne se revendique comme tel. Les auteurs ont donc questionné les narrations produites par les gouvernements, les médias, les experts en terrorisme ou les agences de sécurité afin de rendre visibles leurs contradictions et leurs silences, voire les arrangements qu’ils prennent avec les faits.

 

 

En permettant d’enrôler (au moins intellectuellement) ceux qui ne sont pas directement partie prenante à la GWOT, les récits que nous offrent les médias participent pleinement des dynamiques du conflit, et alimentent les caisses des experts réels ou supposés. Inconnus en l'an 2000, on ne présente plus Antoine Sfeir   , Frédéric Encel   ou François Heisbourg   . Mais ce serait oublier Roland Jacquard qui multiplie les livres à sensation sur "l'internationale terroriste"   , Xavier Raufer qui fait la promotion de son Atlas mondial de l'islam activiste   , Alain Bauer qui entre en Sarkozie   ou encore  Guillaume Bigot qui passe du statut d'anonyme à celui de "spécialiste en géopolitique"   ... Eh oui, ça se bouscule dans les médias ! Car l'enjeu n'est pas des moindres pour les abonnés des plateau de télé : la plupart de ces pourfendeurs de mahométans barbichus sont des consultants ! Et la logique fonctionne en boucle : publier un livre vous permet de passer dans les médias pour le vendre, ce qui vous permet de faire des conférences (grassement) rémunérées auprès de sociétés qui vous passeront des contrats, ce qui augmentera votre notoriété et vous permettra de passer encore plus à la télé, et ainsi de suite.

Pourtant, les données fiables en matière de terrorisme sont généralement gardées secrètes, et pour cause. Pas étonnant, dès lors, que le propos soit souvent le même, quelque soit l'intervenant, puisque chacun copie sur son voisin pour avoir l'air plus malin. Ainsi du champion en la matière, Eric Denécé   qui produit des rapports sur le développement de l'islam fondamentaliste en France, composés pour majeure partie d'extraits d'autres livres. Peu importe selon lui, l'important reste la médiatisation ! Il a même théorisé la meilleure façon pour y parvenir : être disponible tout le temps, avoir un titre ronflant qui crédibilise, faire des phrases courtes pour permettre de vous couper au montage   .

Ceci étant dit, le vrai problème est ailleurs : ce sont souvent les mêmes idées culpabilisantes et liberticides qui sont colportées de livre en plateau télé. Que le langage soit adapté aux seniors ("les métastases du cancer islamiste") ou aux plus jeunes ("les tentacules du virus Al-Qaeda"), chacun est prié de se plier docilement aux contrôles d'identité et aux fouilles aux corps, d'accepter les caméras de surveillance et les scanners dans les aéroports, de jeter sa bouteille d'eau et son sandwich avant de monter dans un avion... "Ainsi se propage, légitimée par les médias de masse, une singulière vision du "réel", inspirée par une idéologie sécuritaire et apocalyptique, où chaque citoyen-spectateur est sommé de combattre l'ennemi chimérique qu'on lui met sous les yeux."  

La morale de l'histoire ? Comme disait Benjamin Franklin : "quiconque sacrifie sa liberté pour plus de sécurité ne mérite et n'aura ni l'une ni l'autre."