Un livre malheureusement davantage théologique qu'historique, malgré des développements intéressants.

Auteur de cette Histoire des miracles, Joachim Bouflet est consultant au service de postulateurs auprès de la Congrégation pour les causes des saints à Rome. C’est sans doute pour cela que son ouvrage adopte une perspective essentiellement théologique, et même ecclésiastique. Car la question qui le traverse est celle de la définition de ce que peut être un miracle authentique. De nos jours, le mot "miracle" est galvaudé : ne parle-t-on pas d’un "miracle économique" ? de "miracles de la science" ? Pour pouvoir faire une "histoire du miracle", il est donc nécessaire de définir ce concept clé. C’est ce à quoi l’auteur s’attelle dès le premier chapitre. Il constate d’abord que des définitions fort différentes ont été proposées du miracle, et que les théologiens eux-mêmes n’ont pas toujours évité l’écueil d’une conception ‘miraculiste’, voire ‘irrationnelle’, selon laquelle le miracle comprend "tout fait où se trouvent suspendues les lois naturelles"   . L’auteur insiste, au contraire, sur la compatibilité du miracle avec la raison et avec les lois naturelles, et sur le fait que le miracle ne heurte pas plus la doctrine officielle que la croyance des fidèles. Surtout, ce qui distingue le miracle des prodiges de toutes sortes, c’est qu’il constitue pour le croyant un signe de la présence et de l’agir divins dans le monde. Enfin, l’ultime sceau authentifiant le caractère miraculeux d’un fait doit être apporté par les autorités ecclésiastiques, évêques et pape – désignés un peu rapidement comme "l’Église catholique" à la page 72. C’est donc avant tout un plaidoyer, voire une apologie, que nous avons dans cette Histoire des miracles : des miracles ont lieu ; encore faut-il les chercher dans les bons endroits.

Ces notes de caractère théologique ayant dessiné les contours de ce que peut être le miracle chrétien, l’auteur poursuit en dressant à touches rapides un tableau des faits prodigieux ou merveilleux, reliés ou non à des divinités, dans les civilisations non chrétiennes, des sociétés de la préhistoire au monde gréco-romain, puis au monde biblique. Le sous-titre de ces pages ("le miracle avant le miracle") indique bien la césure opérée entre ces cultures et le christianisme, même si l’auteur précise que les nombreux miracles narrés dans la Bible hébraïque sont déjà porteurs d’une valeur religieuse, que les avancées de la science moderne ne diminuent pas. Néanmoins, "le miracle" semble naître vraiment avec le christianisme.


Orient et Occident

Le chapitre suivant est dédié aux différentes conceptions que l’Orient et l’Occident ont entretenues. L’auteur introduit son propos en rappelant les miracles effectués dans les premières communautés chrétiennes. Dans des phrases caractéristiques de la perspective qu’il adopte, il souligne que, "à la différence des sortilèges et des tours des magiciens, le miracle s’inscrit non dans l’ordre de l’extravagance, mais dans celui du naturel, dont il permet une relecture spirituelle"   ; et un peu plus loin : "très tôt donc, le christianisme réfute une lecture réductrice du miracle, qui a toujours cours dans certaines mentalités contemporaines"   . Au fil des siècles, au sein du christianisme oriental, le miracle est toujours vu comme un signe, qui ouvre l’âme aux réalités ultimes et conduit l’homme à la déification. Dans le christianisme d’Occident, en revanche, le juridisme romain a amené les autorités de l’Église à définir les critères d’interprétation et de reconnaissance du miracle ; le miracle devient ainsi un fait d’exception, alors qu’en Orient il reste une "évidence, inscrite dans le cours normal des relations entre Dieu et l’homme"   . Après avoir présenté – en soulignant la rigueur des enquêtes ecclésiastiques effectuées – quelques miracles célèbres survenus en Occident, l’auteur élargit son propos : quoique considéré comme une "notion typiquement chrétienne"   , le miracle n’est cependant pas absent des autres religions, même s’il y est désigné sous différents noms, et même s’il ne fait pas l’objet d’une doctrine officielle. Sont ainsi abordés le judaïsme, l’Islam et le bouddhisme, dans lesquels on peut observer, comme dans le christianisme, une distance entre institutions et religiosité populaire.


Les corps

C’est à juste titre que Joachim Bouflet consacre le chapitre suivant aux "corps à prodiges". Si les phénomènes extraordinaires affectant les corps de saints et de mystiques sont souvent assimilés à des miracles, l’auteur s’empresse de préciser que cette assimilation n’a cessé "de rivaliser avec les données d’une stricte théologie"   , cette dernière ne sachant trop que faire de prodiges retenus superflus pour la foi et l’existence chrétiennes   . Le cas des stigmates est emblématique des difficultés d’interprétation posées par ces phénomènes corporels, puisque même les stigmates d’un saint François d’Assise, pourtant plusieurs fois déclarés authentiques, et même d’origine surnaturelle, par l’autorité pontificale, n’ont jamais été officiellement reconnus comme un miracle. Certains théologiens modernes admettent pourtant que les stigmates en général peuvent présenter des caractéristiques propres aux miracles définis stricto sensu. Il n’en demeure pas moins que ce genre de prodiges n’entre guère en ligne de compte lorsqu’il s’agit de reconnaître la sainteté de quelqu’un.

Ayant ensuite affronté les cas de corps saints, ou de fragments de corps saints, restés non corrompus, avec ou sans production de liquides prodigieux (huile, sang, parfum, etc.) ou d’exhalaisons aromatiques, Joachim Bouflet passe aux miracles liés au "Corps saint" par excellence, à savoir celui du Christ dans l’Eucharistie. Cette mise en parallèle entre les deux genres de "corps saints" reste implicite, mais il y aurait là matière à approfondissement, car le rapport entre le corps des saints et celui du Dieu incarné peut être observé à différents niveaux au cours des siècles, et cela n’a pas encore été suffisamment étudié   . L’auteur s’intéresse en fait surtout aux miracles eucharistiques, fréquents au Moyen Âge à la suite de controverses doctrinales, mais qui ont connu une éclipse du XVIe au XXe s. – il n’avance malheureusement pas d’explications à cet effacement durant l’époque moderne.

Les derniers chapitres de l’ouvrage constituent une sorte de catalogue de faits miraculeux (prodiges ou miracles, selon les points de vue), regroupés dans des catégories intitulées : "Les saints, émules du Christ", "Les miracles des saints", "Les miracles de la Vierge", "Les miracles de Lourdes" : Ces titres manifestent surtout les limites de ce genre de classification, apparemment nette mais qui semble souvent forcée tout au long de l’ouvrage. On ne comprend pas bien, par exemple, pourquoi l’auteur expose des miracles de multiplication de vivres dans le chapitre dédié aux "Corps à prodiges" – et pourquoi dans la section "Autres phénomènes mystiques" – tout en revenant sur le sujet dans un chapitre ultérieur   .


Une histoire des miracles ou des histoires de miracles ?

Cette difficulté est symptomatique d’un problème plus général, à savoir un manque de clarté, tant dans les concepts que dans l’écriture. Il s’agit en premier lieu de propos contradictoires. L’auteur interprète ainsi les guérisons prodigieuses ayant cours dans le sanctuaire antique d’Épidaure à la lumière de "la définition que donne Marc Oraison, prêtre et psychanalyste, du miracle chrétien" : "je crois pouvoir dire que dans tout cas de miracle qui se produit à Lourdes, ou à Fatima, ou à Pontmain, ou même dans d’autres lieux de pèlerinage non reconnus et non acceptés par l’Église, il s’agit toujours d’un mécanisme psychosomatique que l’on peut plus ou moins élucider à condition de faire une étude approfondie du sujet dans cette perspective"   . La "définition" en question "du miracle chrétien" apparaît bien réductrice si on la confronte à la thèse d’ensemble de Joachim Bouflet ; elle en est même la contradiction. Il est tout aussi étonnant de voir l’auteur, qui affirme clairement le caractère propre du miracle chrétien, lire ici les prodiges païens à partir de ce dernier, et le faire en leur appliquant une approche rationaliste, dont il critique à juste titre le caractère réducteur dans le cas du miracle chrétien. Autre exemple : il présente dans une même page saint Martin (mort en 397) ou saint Germain d’Auxerre (mort en 448) en relativisant l’importance des miracles qu’ils ont accomplis de leur vivant et en les présentant comme "avant tout des modèles de vie, et non des thaumaturges"   – une affirmation pour le moins surprenante pour quiconque a lu les Vies anciennes de ces deux évêques   . Quoi qu’il en soit, tout en restant apparemment dans le même contexte historique (la période de "l’expansion du christianisme"), le paragraphe suivant prend le contrepied de cette idée : "[…] le seul signe que l’on puisse avoir [à l’époque] de la sainteté d’un personnage de son vivant est le fait qu’il accomplit des miracles, marque assurée de la faveur divine : avant d’être imitable dans ses vertus, le saint doit faire la preuve qu’il est l’ami de Dieu, et il n’est que le miracle qui puisse objectivement fournir cette preuve"   .

On se demande également d'où l'auteur a tiré certaines affirmations, parmi lesquelles l' "idée très répandue, et pendant longtemps défendue par d’aucuns théologiens" que seuls les hommes, les prêtres en particulier, peuvent "être par les signes qu’ils accomplissent les témoins de la puissance divine"   , et qu’il "faut attendre l’apparition, à partir du XVe siècle, de ces femmes nommées en Italie sante vive (‘saintes vivantes’) pour que l’institution ecclésiale admette la possibilité que le miracle soit opéré par des mains féminines"   . Le paragraphe suivant vient encore contredire ces affirmations en citant de nombreuses saintes du Moyen Âge   .

En somme, nous avons le sentiment que cet ouvrage a été écrit rapidement et sans faire l’objet d’une relecture attentive. Certains passages sont d’ailleurs carrément incompréhensibles (cf. p. 97). Sur un plan plus fondamental, il est gênant de trouver constamment, dans cette Histoire des miracles, des généralisations telles que "le christianisme" ¬ – comme s’il s’agissait d’un bloc monolithique immuable, et non d’une réalité sociale et culturelle diverse, en constante évolution –, "les mentalités médiévales", évidemment "en quelque sorte imprégnées de merveilleux"   – comme si les siècles postérieurs étaient très différents sur ce point   . Par ailleurs, le lecteur est frappé par le ton très dur, voire polémique, adopté par l’auteur au sujet de faits miraculeux ¬– ou réputés tels – contemporains   ; cela renforce l’impression d’avoir ici un ouvrage de nature "catholico-catholique" plutôt qu’historiographique.

En conclusion, on se trouve bien emprunté devant ce livre. D’une part, tout en exposant de nombreux faits prodigieux, reconnus ou non comme miraculeux, il veut proposer une mise à jour des conceptions courantes du "miracle" dans le catholicisme. D’autre part, nous n’avons pas affaire à une "histoire du miracle" : l’auteur ne fait que survoler les périodes, en multipliant les allers et retours, alors qu’il faudrait replacer la place du miraculeux dans chaque contexte historique. De nombreuses études se sont attachées à le faire   , mais elles n’apparaissent nulle part dans les notes – les références de l’auteur semblent de nature purement théologique.

En fin de compte, l’ouvrage aurait peut-être dû s’intituler, simplement, Histoires de miracles

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Didier Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d'histoire sociale. Nicolas de Tolentino 1325 (PUF), par Pierre Savy.